La bêtise selon le romantisme, ou le deuil de l'intelligence

 

Alain Vaillant

 

C'est, sans doute, une commune conception de la modernité qui nous réunit ici, autour de la notion flaubertienne de bêtise. Pourtant, réduite à son principe, la dialectique de l'intelligence et de la bêtise n'est que la forme actualisée, et volontairement provocatrice, de la vieille opposition de l'âme et du corps, ou de l'esprit et de la matière, qui constitue le socle de toutes les métaphysiques antiques. Dans une perspective plus théologique, Pascal parlait de l'homme comme d'un être essentiellement ambigu, “ni ange ni bête” ; les clercs du moyen âge, eux, s'attachaient à distinguer prophylactiquement le sourire divin (intelligent) du rire diabolique (bête). On sait aussi que les philosophies morales, de tout temps, ont cherché à fonder leurs préceptes pratiques soit sur les pures visées de l'esprit, soit sur un total assentiment aux exigences du corps. Dans le cadre de la civilisation occidentale, la tradition a retenu les chemins parallèles des stoïciens et des épicuriens -ces bêtes pourceaux du troupeau d'Épicure- : chemins parallèles mais visant pourtant le même unique point d'horizon, à savoir la connaissance parfaite de soi, qu'on appelait naguère la sagesse. Enfin, il n'est pas inutile de rappeler, au terme de ces prolégomènes, qu'une religion, le christianisme, s'est justement fixé pour objectif miraculeux de faire se croiser ces deux parallèles : le Jésus des Évangiles est à la fois esprit et chair, suprême intelligence et simple être humain (“Heureux les simples d'esprit...”), et la grâce est un des noms que le lexique religieux a donnés à cette rencontre.

bêtise et modernité

La nouveauté, indéniable, de la modernité n'est donc pas l'invention de la bêtise, considérée comme un des composantes nécessaires de la condition humaine, mais sa radicalisation. Non seulement on tend à inverser l'ordre axiologique entre l'intelligence et la bêtise : l'intelligence, trop lisse et policée, devient le frein qui bride, qui dévoie ou déçoit, au contraire de la bêtise, où la vérité (celle du soi ou du monde) resterait à l'état originel et pur. Mais on n'attend même pas de la bêtise qu'elle permette de retrouver, in fine, une forme, paradoxale et supérieure, d'intelligence ; on ne croit plus que la bêtise soit l'instrument au service d'un processus subversif au terme duquel on accèderait, enfin ou à nouveau, à la compréhension du réel. On s'installe désormais au coeur de la bêtise, on en jouit, on en décline voluptueusement les formes, qui se répartissent toutes en deux modes principaux, le primaire (la bêtise de l'animalité primitive) ou le lieu commun (la bêtise du cliché multiplié à l'infini) -si l'on veut, l'archétype et le stéréotype.

D'autre part, ce réexamen de la bêtise sort du cadre, métaphysique ou psychologique, dont laquelle on la cantonnait traditionnellement., pour se déplacer sur le terrain de l'esthétique : il revient désormais à l'art -c'est même devenu, semble-t-il, sa principale mission- d'explorer puis d'amener à la surface des oeuvres ce quelque chose de brut, de matériel, d'informulé et d'informulable qui constitue le fond obscur de la création. L'art serait devenu la philosophie de la bêtise. Et comme, par définition, la bêtise est impensable, il ne peut s'agir que d'une philosophie en acte.

L'art, ou plutôt l'art contemporain. C'est en effet au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale qu'on assiste à cet abêtissement, systématique et jubilatoire, des pratiques artistiques. Ainsi, en littérature, le poète avant-gardiste Isidore Isou lance-t-il en 1946 le lettrisme qui vise à utiliser exclusivement, les ressources acoustiques des lettres et dont les compositions se présentent comme des suites, incompréhensibles et linguistiquement insignifiantes, de lettres isolées. Malgré des similitudes remarquées sur le plan des discours théoriques et des pratiques provocatrices, un gouffre immense sépare les lettristes, dont les oeuvres ne relèvent d'aucun mode définissable d'appréciation littéraire, et les surréalistes, qui mènent à son terme une évolution de la poétique française entamée dès le Romantisme. Et si le lettrisme était seulement bête ? s'interrogent les critiques, auxquels, bien sûr, Isou renvoie le compliment : “Lorsque les critiques m'attaquent je me dis : "Bon, bon, d'accord. Je suis peut-être bête, etc." Ensuite je lis d'autres papiers signés par ces types ; je vois ce qu'ils louent et admirent et ils me dégoûtent”

Cependant, Isidore Isou, qui, comme tous les artistes de la bêtise, produit un métadiscours théorique très élaboré et assertif, insiste sur sa filiation avec les poètes maudits et date lui aussi la rupture fondamentale du Second Empire -en l'occurrence, de la poésie baudelairienne. Pour lui et selon son vocabulaire, l'histoire de toute forme d'expression artistique suit deux étapes. Dans un premier temps, l'art s'efforcerait d'intégrer le plus d'éléments possibles du monde extérieur, d'étendre au maximum son pouvoir de compréhension -en somme, d'être aussi intelligent que possible : c'est la “phase amplique” du développement artistique. Puis, parvenu à son point extrême d'expansion, l'art se retournerait sur lui-même et, pour ainsi dire, se dévore lui-même, déconstruisant ses formes, ses outils, ses matériaux : c'est la “phase ciselante”, qu'inaugurerait Baudelaire, pour la poésie. On perçoit clairement ce qu'une telle représentation a de volontairement simpliste -de “schématique” : c'est le mot qu'emploient les lettristes eux-mêmes. On se contentera ici d'enregistrer ici le fait historique : alors que, par exemple, les surréalistes s'étaient attachés à repérer, dès les petits romantiques de 1830, les signes avant-coureurs des ruptures à venir, l'attention se cristallise, à partir des années quarante, sur l'après-1848 ; par exemple, en même temps que les textes lettristes d'Isou, Jean-Paul Sartre publie, en 1947, son Qu'est-ce-que la littérature ?, qui, avant L'Idiot de famille, popularise sa vision dialectique de la bêtise du Second Empire -bêtise du Bourgeois, bêtise de l'artiste.

Il s'ensuit que toute interprétation de Flaubert ou de Baudelaire élaborée du point de vue où nous nous situons aujourd'hui -celui d'une esthétique moderniste de la bêtise- est, par nécessité, rétrospective et anachronique. Or, dans le cadre de cette rencontre pluri-disciplinaire, mon rôle est celui d'un historien de la littérature et, pour restituer l'ordre des faits, il me faudra revenir à l'événement inaugural -la Révolution française-, puis ébaucher les grandes lignes d'une histoire de la bêtise littéraire, au XIXe siècle ; il n'est d'ailleurs pas impossible que, au passage, cette esquisse historique donne à réfléchir à ce que pourrait être une théorie artistique de la bêtise.

l'intelligence romantique

Notons, pour commencer, que le XVIIIe siècle monarchique se passe de toute réflexion sur la bêtise. Pour prendre conscience d'elle-même, la bêtise a besoin d'avoir, en regard, l'intelligence. Or, sous l'Ancien Régime, ce n'est pas l'intelligence qui règne, mais l'esprit, c'est-à-dire la raison -une raison ironique, badine, se moquant d'elle-même comme des autres, se déployant sur la scène du théâtre mondain, joyeux et irréel. Cet esprit n'est sans doute pas conciliable avec une intelligence franche et sérieuse (celle, par exemple, que s'arroge Rousseau, promeneur solitaire dans son temps et souffrant de sa solitude) ; en tout cas, ne cessant d'instruire son propre procès, il n'offre aucune prise au travail de la bêtise, et n'en a d'ailleurs pas besoin puisqu'il se sape lui-même. Les réactionnaires de 1815 le répèteront assez, fournissant le plus redoutable des slogans aux totalitarismes à venir : l'Ancien Régime s'est tué par excès d'esprit.

En revanche, la Révolution, dont l'idéologie républicaine triomphe dans les cercles du pouvoir sous le Directoire, change radicalement le rapport à la pensée : le monde nouveau à construire, sur les principes de liberté et de citoyenneté, n'a plus besoin des jeux présumés stériles de l'esprit aristocratique, mais au contraire du labeur de l'intelligence, de la raison appliquée désormais à comprendre puis à améliorer le monde. La philosophie de Lumières a enfin trouvé, pense-t-on, son terrain d'élection : éclairant la marche des peuples hier opprimés hors des ténèbres, elle a désormais pour tâche, grave et solennelle, de précéder et d'assurer le progrès de l'Histoire. Cette conviction, éminemment politique, se retrouve à toutes le pages du De la littérature de Mme de Staël. La littérature républicaine doit se donner pour objectifs l'intelligence philosophique et le bien moral, pour moyens l'éloquence et l'enthousiasme sincère : “L'on est un grand écrivain dans un gouvernement libre, non comme sous l'empire des monarques, pour animer une existence sans but, mais parce qu'il importe de donner à la vérité son expression persuasive, lorsqu'une résolution importante peut dépendre d'une vérité reconnue. On se livre à l'étude de la philosophie, non pour se consoler des préjugés de la naissance qui, dans l'ancien régime, déshéritaient la vie de tout avenir, mais pour se rendre propre aux magistratures d'un pays qui n'accorde la puissance qu'à la raison.”

De Mme de Staël à Valéry, la France post-révolutionnaire est ainsi parcourue, jusqu'à l'aube du XXe siècle, par un romantisme exalté de l'intelligence qu'illustrent les songeries métaphysiques d'un Lamartine et qu'explicite sa préface de 1854 aux Méditations poétiques, intitulée Des destinées de la poésie” : “La poésie sera de la raison chantée, voilà sa destinée pour longtemps ; elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale, comme les époques que le genre humain va traverser ; elle sera intime surtout, personnelle, méditative et grave ; non plus un jeu de l'esprit, un caprice mélodieux de la pensée légère et superficielle, mais l'écho profond, réel, sincère, des plus hautes conceptions de l'intelligence, des plus mystérieuses impressions de l'âme.”

Mais cette intelligence pure, absorbée par son désir d'idéalité, ne peut qu'ignorer la vie réelle, qu'éprouver comme une menace dévastatrice les trivialités de la réalité sociale. Dans De la littérature, Mme de Staël tient un discours extraordinairement ambivalent à l'égard du peuple : d'un côté, elle juge que le grand écrivain doit se tenir à ses côtés et à son service ; de l'autre, elle redoute les grossièretés de son esprit, la bête vulgarité de ses réactions. C'est pourquoi, en particulier, elle déconseille pour lui l'usage de la plaisanterie et critique Shakespeare, qui y recourt trop abondamment ; le rire populaire est bête et bas, contrairement à l'esprit aristocratique : “Les jeux de mots, les équivoques licencieuses, les contes populaires, les proverbes qui s'entassent successivement dans les vieilles nations, et sont, pour ainsi dire, les idées patrimoniales des hommes du peuple, tous ces moyens, qui sont applaudis de la multitude, sont critiqués par la raison (...) Shakespeare a fait, dans ses tragédies, la part des esprits grossiers.”

Peut-être parce qu'il mesure la fragilité de son rêve d'intelligence et des espérances qu'il en retire, le romantisme entreprend de dénoncer la bêtise, brutale et sacrilège, du peuple : bêtise de la multitude, de la masse sans visage, indifférente parce qu'indifférenciée, qui, dans une folle joie carnavalesque, envahit dans L'Education sentimentale le palais des Tuileries. Il est encore une violence plus insidieuse parce que moins spectaculaire : celle de l'homme du peuple enrichi, du Bourgeois qui, armé de ses certitudes bêtes et béates, se moque de l'artiste, provoque la mort de tous les Chatterton et de toutes les Emma Bovary. Cette bêtise-là est la vraie cible de Baudelaire, et l'obsession de ses dernières années, dont il rêve de faire un dernier chef-d'oeuvre tout autobiographique, Mon coeur mis à nu :“Eh bien ! oui, ce livre tant rêvé sera un livre de rancunes (...) Je tournerai contre la France entière mon réel talent d'impertinence. J'ai un besoin de vengeance comme un homme fatigué a besoin d'un bain” (lettre à sa mère, 5 juin 1863).

l'énergie créatrice de la bêtise

De la bestialité inquiétante du peuple à l'auto-satisfaction animale du Bourgeois, la bêtise, qui renvoie aux vices héréditaires contrairement à l'esprit censé libérer, est, si l'on y songe, l'objet longtemps exclusif que Zola s'est chargé de figurer, dans les Rougon-Macquart. D'où l'irritation de ses confrères en littérature à l'égard de ses débauches laborieuses d'imagination romanesque : pourquoi tant d'efforts et de luxe pour dénoncer le monstre familier de la bêtise ? Pourtant, le même Zola a consacré le roman L'Oeuvre à exprimer la bêtise du peintre, l'obscure animalité dont l'artiste tire, parfois au prix de sa vie, la force de créer. Deux représentations antagonistes, l'une positive, l'autre négative, de la bêtise coexistent donc au XIXe siècle.

C'est que la crise révolutionnaire n'a pas seulement marqué la victoire de l'idée philosophique et de la raison. Dans les faits, elle a révélé, autant et sans doute davantage, la puissance des forces collectives, la formidable poussée des exigences matérielles, l'énergie incoercible des motivations irrationnelles. Tout ce que la philosophie classique comptait au passif de la nature humaine, parce qu'elle l'interprétait comme une perte de maîtrise de soi, est ainsi reversé à son crédit et considéré comme un de moteurs indispensables à la vie individuelle et au mouvement de l'Histoire. Il y aurait une bonne bêtise, pétrie de chair et de désirs, qui seule donnerait à l'homme son énergie vitale. Au romantisme de la lumière s'oppose désormais, comme son double obscur, un romantisme de la matière et des profondeurs, où s'alimente, par exemple, l'imagination enténébrée d'un Michelet.

Le génie n'est donc plus du côté de la pure clarté, venue d'en haut et absolument impondérable, mais, au contraire, dans l'enfouissement, volontaire et laborieux, dans l'épaisseur des choses et des réalités matérielles ou artistiques. Pour le Lamartine des Méditations -celui de 1820-, le beau poème, pour être à l'image de l'idée parfaite et parvenue à son terme, devait pour ainsi dire couler de source, être exempt de tous les stigmates de la peine et du labeur, sortir de l'esprit comme un fruit mûr tombe de l'arbre :

“J'aime à sentir ces fruits d'une sève plus mûre,

Tomber, sans qu'on les cueille, au gré de la nature,

Comme le sauvageon secoué par les vents,

Sur les gazons flétris, de ses rameaux mouvants

Laisse tomber ces fruits que la branche abandonne...”

(“Philosophie”, Méditations poétiques)

Balzac,dont tout le système philosophique repose sur l'équivalence présumée entre la volonté de l'esprit et les énergies concrètes qui régisssent la nature ou la société , mène au contraire son oeuvre comme une entreprise de trans-substantiation, une eucharistie inversée au terme duquel l'esprit deviendrait matière, l'idée force brute, le rêve une réalité à laquelle lui, le forçat des lettres statufié comme tel par Rodin, a la géniale bêtise de se soumettre : “L'idée première de La Comédie humaine fut d'abord chez moi comme un rêve, (...) une chimère qui sourit (...). Mais la chimère, comme beaucoup de chimères, se change en réalité, elle a ses commandements et sa tyrannie auxquels il faut céder” (Avant-propos de La Comédie humaine, 1842).

Surtout, comme chacun sait, les chimères n'existent pas. A s'en tenir aux réalités observables, le génie littéraire -ou artistique- ne serait plus que cette stupide obstination, cet engluement entêté dans l'effort, cet acharnement bête, primaire, de celui qui ne veut plus démordre. Le génie serait, paradoxalement, un défaut d'intelligence, comme Théophile Gautier le fait dire, dans Mademoiselle de Maupin, à son héros d'Albert : “Je n'ai pas le degré de stupidité nécessaire pour devenir ce que l'on appelle absolument un génie, ni l'entêtement énorme que l'on divinise ensuite sous le beau nom de volonté (...). Les hommes de génie sont très bornés, et c'est pour cela qu'ils sont hommes de génie. Le manque d'intelligence les empêche d'apercevoir les obstacles qui les séparent de l'objet auquel ils veulent arriver”.

Mademoiselle de Maupin est publié en 1835. Retenons cette date : Théophile Gautier réduit dérisoirement le génie à une force d'abêtissement, l'année même où, après l'attentat de Fieschi contre le roi Louis-Philippe, le régime prend le parti de l'immobilisme politique et social, où les espérances nées de la révolution de juillet 1830 paraissent définitivement mortes, où, suivant le mot terrible de Victor Hugo, le peuple prend “le temps de s'asseoir”. Vingt ans avant la modernité baudelairienne, la promotion -encore ironique- de la bêtise résulte directement de l'immense déception, politique et intellectuelle, à l'égard de l'intelligence que partagent la plupart des créateurs, lorqu'ils constatent que l'utopie idéologique cède tranquillement le pas à la gestion économique.

Ce n'est pas, à strictement parler, que la bêtise paraisse supérieure à l'intelligence. Mais on ne croit plus à l'intelligence, alors que la bêtise, elle, n'a jamais réclamé la confiance. A quoi bon penser, si l'Histoire même n'est plus pensable et que toute forme de progrès paraît tourner court ? L'artiste bête et obstiné -par exemple, le poète parnassien qui se contente de modeler des formes- n'est pas plus lucide qu'un autre ; mais lui, du moins, il n'a pas besoin de lucidité pour persévérer. Au contraire, son manque de clairvoyance est sa première force. Maintenant que le temps bégaie, que les mots, les objets et les idées semblent mécaniquement se reproduire indéfiniment, à l'identique, l'homme intelligent sait que toute velléité d'innovation est inutile, que le travail de la pensée n'a plus de sens : “Je dis toujours la même chose, lance Gautier en 1833 à son lecteur, parce que c'est toujours la même chose ; et si ce n'était pas toujours la même chose, je ne te dirais pas toujours la même chose.”.

Le génie bête, lui, n'a pas ces états d'âme. Il y a chez lui du ruminant, de ces ruminants qui fascinaient, en effet, Flaubert. Le ruminant ne se demande pas si le brin d'herbe qu'il broute est semblable à tous les autres brins d'herbe ; il le mâche et le remâche, le digère et le redigère, et finit par lui trouver un goût incomparable, qui est sans doute celui de sa salive, ou de ses sucs gastriques. Procédant de même, le génie moderne confère une inconcevable singularité au lieu commun et au stéréotype ; et, s'il en manque, il s'empresse d'en fabriquer : “Créer un poncif, c'est le génie. Je dois créer un poncif”, se promet Baudelaire. L'art moderne est obsédé par la banalité et sa duplication ; c'est pourquoi, en retour, la critique est toujours encline à soupçonner chez lui une intention mystificatrice, la volonté maligne de faire passer les choses pour ce qu'elles ne sont pas -alors que, tout simplement, il se moque de savoir ce qu'elles sont, ou si elles sont.

la bêtise, ou l'intelligence paradoxale

La bêtise, en art, relève donc de cette forme ultime de nihilisme qu'est l'indifférence aux choses, à leur sens ou à leur valeur. Du moins telle qu'on la comprenait au XIXe siècle. Aussi rien ne serait-il plus contraire à l'entreprise flaubertienne que d'hypostasier à son tour la bêtise de Bouvard et Pécuchet, de lui supposer une signification philosophique qu'elle ne revendique pas, de lui accorder une profondeur infinie sous prétexte qu'on ne peut en voir le fond. Quant à l'artiste, son travail n'a pas plus de signification qu'aucun autre, et il n'a évidemment pas le pouvoir de se prémunir de l'insignifiance généralisée du monde, de l'absurdité universelle des actions humaines.

Ou plutôt : l'art est aussi absurde que toute le reste, mais c'est la seule activité humaine qu'il ne soit pas absurde de mener parce qu'elle ne vise rien d'autre que de faire éprouver le temps qui passe, parce que l'art se confond rigoureusement avec le temps de travail artistique et que ce temps employé à la création est, quoi qu'il arrive, un temps à tout jamais gagné. Comme l'écrit encore Baudelaire, “un peu de travail, répété trois cent soixante-cinq fois, donne trois cent-cinq fois un peu d'argent, c'est-à-dire une somme énorme. En même temps la gloire est faite.” Il n'y a donc pas, comme je feignais de le penser plus haut, une mauvaise et une bonne bêtise, celle du public et celle de l'artiste. Celui-ci n'a rigoureusement rien à apprendre au monde, et son travail sur la bêtise ou les stéréotypes ne débouche sur aucun savoir.

C'est pourquoi, en art, la suprême hérésie est “l'hérésie de l'enseignement”, qui voudrait lui extorquer un sens que la réalité observable n'offre plus. L'art n'est pas plus substantiel que le réel. Tout au plus permet-il, peut-être, de prendre conscience de leur commune nullité. Dès 1836 -à l'âge de quinze ans !-, Flaubert jette sur un papier cette simple formule : “Qu'est-ce qu'un mot ? Rien, c'est comme la réalité ! Une durée?” Ce n'est pourtant pas rien, que la sensation de durer. Pendant cette monarchie de Juillet -toujours elle-, où le temps paraît s'être arrêté, ou n'être plus rythmé que par le retour mécanique et stérile des mêmes rituels de la vie moderne -le journal quotidien, la promenade sur le Boulevard, les comédies bien réglées de la politique-, l'art donne encore le sentiment que le temps humain est une durée, non une succession de moments identiques. Ce n'est plus le temps de l'Histoire, mais un temps dont on perçoit encore l'écoulement, un temps ralenti et en attente d'Histoire, comme en sursis.

Alors, pour percevoir cette durée, dans le brouhaha des événements, l'artiste Flaubert fait le vide et le bête, puis termine son oeuvre par ce duo pantagrueliste de clowns tristes que forment Bouvard et Pécuchet. Car Rabelais est, avec Sade, la principale référence littéraire de Flaubert, celle dont il tire sa conception de la bêtise, et peut-être l'argument de son oeuvre testamentaire. Chez l'un comme chez l'autre, deux amis, partis à la recherche d'une improbable sagesse, détruisent avec jubilation les savoirs, les certitudes, les convictions. Que reste-t-il de ce bête jeu de massacre ? Rien, pour qui en attendrait une ultime vérité. Qu'on relise le prologue du Gargantua, où Rabelais, comparant le lecteur trop ingénieux à un chien suçant un os à moelle, se moque de toute la tradition allégorique du moyen âge mais aussi, par avance, de cette quête de sens à laquelle se ramènent, par fonction, toutes les formes de commentaire artistique ou littéraire. En effet, comment parvenir à commenter la bêtise, sans la rendre intelligente ? “Croyez-vous en votre foi, précise Rabelais, qu'Homère, écrivant l'Iliade et l'Odyssée, ait jamais pensé aux allégories qu'y ont trouvé Plutarque, Héraclide le Pontique, Eustatie, Phornute, et celles que Politien leur a dérobées ? Si vous le croyez, vous n'approchez ni des pieds ni des mains de mon opinion (...) Si vous ne le croyez pas, pourquoi n'en ferez-vous pas autant de ces joyeuses et nouvelles chroniques (...)?” Rabelais, lui, met “tout son honneur et sa gloire à être dit bon garçon et bon compagnon”, à rendre heureux, le temps d'une lecture. la vraie morale du pantagruélisme, rappelée de prologue en prologue, est bien cet épicurisme du corps (contre l'esprit désincarné), du temps (contre l'éternité) et de l'imagination libre (contre l'autorité théologique) qui, sans donner une leçon et en niant même qu'il soit possible d'en donner, finit par apprendre à vivre. La bêtise rabelaisienne, tout en rejetant toute forme de prescription philosophique ou morale, joue le rôle d'une propédeutique : il y a là une contradiction qu'aucune forme de conclusion ne pourrait réduire. La geste rabelaisienne est ainsi emportée dans une folle fuite en avant, d'épisode en épisode, que seule interrompra, vers 1553, la mort de l'auteur, comme, en 188O, celle de Flaubert laissera inachevé son dernier roman.

Bouvard et Pécuchet, en effet, ne sont pas mieux lotis que Panurge ou Pantagruel. On ne peut pas dire que leurs expériences successives les aient rendus plus savants, plus intelligents, ou plus performants. Néanmoins, voilà que, à force de catastrophes, “une faculté gênante se développa dans leur esprit, celle de percevoir la bêtise et de ne plus la tolérer”. Or cette faculté est aussi ambivalente que la bêtise elle-même, dont elle est la conséquence. S'ils ne tolèrent plus la bêtise, c'est qu'ils sont capables de la dénoncer, de mesurer les aberrations que produisent, dans le discours des autres, les lieux communs, les amalgames, les clichés et les paralogismes : en cela, cette faculté est source de souffrance. Mais cette souffrance s'accompagne, nécessairement, d'une capacité accrue de perception, d'une meilleure sensibilité au monde. Aussi y a-t-il, au coeur du désespoir que provoque la bêtise du monde, une jouissance paradoxale pour celui qui, du moins, éprouve mieux sa présence au monde : l'hyperesthésie, que Flaubert comme Baudelaire mettent au coeur de leur art, est un effet de la bêtise, celle qu'on ressent en soi-même comme celle qu'on objective hors de soi.

Cette ambiguïté se retrouve dans le dénouement du roman, tel que l'a imaginé Flaubert. Bouvard et Pécuchet, arrêtant leurs expériences et se mettant à transcrire, puis à classer les idées reçues et les lieux communs de leur temps, paraissent se livrer, toutes illusions perdues, à une entreprise de déconstruction et de dérision de tout. Mais le projet de cavenas se termine précisément par cette notation : "Finir par la vue des deux bonshommes penchés sur leur pupitre et copiant". Le plaisir de la copie ! Le papier qui pluche, les raclements de plume, la présence de l'autre à ses côtés, l'application pour bien écrire, pour former de belles lettres qui ne signifient pourtant que des sottises et qu'on finit par aimer. Et si la littérature n'était que ce plaisir-là ?

Aussi le bonheur qui, on le devine, étreint les deux copistes, communique-t-il un désir vertigineux, que le plaisir de la pensée puisse se passer de toute forme avérée d'intelligence. Portant en lui une exigence d'absolu au moins égale à celle de Lamartine, mais venant après le reflux des espérances déçues, dont la génération de Gautier ne finit pas de faire le compte, Flaubert imagine une forme pure de lyrisme, qui se nourrirait de la bête médiocrité du monde : “Quelle plate bêtise de toujours vanter le mensonge et de dire : la poésie vit d'illusions : comme si la désillusion n'était pas cent fois plus poétique par elle-même !” (lettre à Alfred Le Poittevin, 2 avril 1845). Sur fond de désespérance, il invente la dernière grande utopie romantique, qui explique l'extraordinaire puissance d'émotion de Bouvard et de Pécuchet (mais, aussi bien, celle de Flaubert). Ceux-ci s'émeuvent indifféremment de n'importe quoi, parce qu'ils ont appris à ne s'émouvoir de rien en particulier. L'écriture flaubertienne, et c'est ce qui la caractérise et spécifie sa forme de bêtise, est toute vibrante d'une émotion en suspension au-dessus des mots et des choses, parce qu'elle ne sait plus à quoi s'appliquer, jouissant douloureusement de sa lascivité comme Frédéric Moreau, apercevant pour la première fois Marie Arnoux sur le bateau, et pour qui “le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites”.

Décidément, on se sort pas du bovarysme. Selon l'ultime morale de L'Education sentimentale, la manière idéale d'être amoureux est de ne pas connaître d'amour effectif. De même, Bouvard et Pécuchet nous enseigne que le plaisir ineffable de l'esprit sait se passer de l'intelligence. Mais cela ne la rend pas moins infiniment désirable, tout comme l'est l'inaccessible Mme Arnoux. Fonder une philosophie positive de la bêtise sur le renoncement de Flaubert aux belles illusions du romantisme, ce serait prendre le parti de M. Homais contre Emma Bovary. L'histoire burlesque des “deux bonshommes” partis à la recherche de la sagesse, leur travail incessant de mortification et d'auto-flagellation, leur amour indéfiniment contrarié de la pensée montrent au contraire que la bêtise flaubertienne est une abstention volontaire de l'intelligence, dans l'attente de jours meilleurs. A l'orée du Second Empire, nombre de poètes et d'artistes contemporains de Flaubert décident, eux aussi, de porter le deuil provisoire de leur esprit. Or, refuser de penser est la forme de bêtise la plus expéditive. A ceux qui allaient lui reprocher d'interdire à la poésie le rêve, le sentiment ou la spéculation philosophique en l'enfermant dans un formalisme sans âme, Leconte de Lisle répondait d'avance, en 1852, dans sa Préface des Poèmes antiques, que si penser était assurément la plus sérieuse et la plus noble des activités, l'époque ne s'y prêtait pas. Plus tard, “dans un siècle ou deux, si toutefois l'élaboration des temps nouveaux n'implique pas une gestation plus lente, peut-être la poésie redeviendra-t-elle le verbe inspiré et immédiat de l'âme humaine”. Soyons donc bêtes, en attendant d'être, à nouveau, intelligents. Et, comme le dit le Vladimir d'En attendant Godot, "c'est long, mais ce sera bon".

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