Pourquoi Bouvard et Pécuchet
comme texte de référence ?*




L'erreur fut le problème philosophique du 17ème siècle, l'illusion celui du 18ème, la bêtise fut celui du 19ème. Les lieux et les figures de la bêtise tels que les a recensés Gustave Flaubert (exposition, collection, copie, imitation, vitesse de circulation, fascination pour les technologies) semblent être toujours d’actualité en cette fin de vingtième siècle. Comment travaillent l’art, la philosophie, la littérature contre la bêtise, et également avec elle ? Philosophes, artistes, historiens, critiques d’art, théoriciens de la littérature sont conviés à penser, parler et écrire sur la place qu’occupe la bêtise dans la création contemporaine, dans tout processus créatif et leur propre production. Comment travaillons-nous contre et avec la rumeur, le poncif, le stéréotype, le cliché ? Comment travaille-t-on plus douloureusement avec ce fond remontant ? Comment se combinent dans une création le savoir encylopédique et la nullité, la sottise, la bêtise ?


Bouvard et Pécuchet (1880) , le dernier "livre" de Gustave Flaubert (et ce terme dit déjà la difficulté de situer cette oeuvre dans un genre défini), s’il a eu peu de succès auprès du grand public , apparaît quelque temps plus tard, comme le lieu des plus grandes contradictions, à l’image de ce siècle où les conflits entre les systèmes de représentation furent particulièrement violents. Il est à la fois, d’un avis presque général, "fascinant et déconcertant, sec et riche, comique et amer, grotesque et épique, caricatural et profond". Il est vu, dès le début de notre siècle, comme condensant les dichotomies les moins réductibles. La critique flaubertienne classique débat déjà sur l’intelligence ou la bêtise des deux copistes, sur le défaut de méthode dans les sciences ou sur la science elle-même comme cause des échecs répétés. Bouvard et Pécuchet apparaît comme "une diatribe contre la science et non la simple anecdote d’un imbécile et d’un autre, (comme) la triste peinture de l’humanité qui ne sait pas accueillir l’énigmatique bienfait de la science, la science et l’humanité n’ayant nul accord ensemble". Dès sa parution, il a été l’objet d’interprétations divergentes. Cette ambiguïté, cette duplicité du texte, le plus énigmatique des romans de Flaubert, se poursuit. On y voit autant une parodie moderne de La Tentation de saint Antoine, "une arche contre la bêtise", que "l’élevage des huîtres perlières de la bêtise humaine". Bouvard et Pécuchet traverse non seulement les discours critiques, mais également certaines des pratiques artistiques contemporaines. Il apparaît comme un livre-phare tout d’abord parce qu’il radicalise des processus qui sont la base de la modernité. Au-delà du présent et du futur, Pécuchet et Bouvard inventent déjà l’après-Cézanne. Ils font de la surenchère alors qu’on ne leur demande rien. Ils dépassent le rétinien bien avant Duchamp. Textuellement, ils énoncent le fondement de toutes les avant-gardes d’aujourd’hui : «Il n’y a même de réel quel’idée ». Pol Bury voit dans le jardin de Bouvard et de Pécuchet une préfiguration des installations de l’art contemporain, et dans "le constat de l’univocité du réel par l’accumulation de son ambiguïté" une annonce de l’art minimal ("le tombeau faisait un cube au milieu des épinards." ). De manière générale, certains procédés de Bouvard et Pécuchet semblent anticiper sur les pratiques les plus radicales du XXe siècle. L’usage du fragment, de la citation, le collage annoncent les expériences du surréalisme, de l’Oulipo, et la technique du cut-up. De même, leur copie annexant le rebut comme matière ("Il y a aux environs une fabrique de papier, en faillite. Ils achètent au poids quantité de vieux papiers -de livres déchirés") fait figure de signe avant-coureur du dadaïsme et de l’art pauvre. De même la répétition, la duplication comme perte du référent et de l’origine, qui structurent Bouvard et Pécuchet sont en partie à la base du ready-made. Enfin, et cette déclinaison est partielle, l’utilisation par le Nouveau Roman, et principalement par Alain Robbe-Grillet du stéréotype, des romans-feuilletons, des affiches publicitaires, de la planéité et de la dénotation est déjà essentielle dans Bouvard et Pécuchet. "Pendant que la France édifiait le monument impressionniste, Bouvard et Pécuchet bâtissaient l’architecture précaire, l’art périssable". Le second volume,"la copie" de Bouvard et Pécuchet annonce une modernité qui voit dans la représentation non pas une illusion mais une matière : le langage. Bouvard et Pécuchet semble exercer aussi une fascination parce qu’il reflète "une folie" du langage et parce qu’il "dramatise" enfin la situation d’un sujet sans origine se dupliquant sans se constituer au fil des copies, se perdant dans la duplication qui entraîne une équivalence généralisée et une absence d’original. Si la référence flaubertienne presque exclusive de cette étude est Bouvard et Pécuchet, cela tient aussi au statut particulier de ce livre comme lieu "vide", lieu de traversées, de stratifications, simple échangeur, encyclopédie totalisante jouant sur la réversibilité de l’extérieur et de l’intérieur, du caché et du visible, du vrai et dufaux. Une des constantes essentielles du XIXe siècle est le souci classificatoire et son effet pervers, l’inflation proliférant à l’infini. Les connaissances se multiplient et se répartissent en genres, espèces et séries déclinables indéfiniment. Bouvard est Pécuchet est le récit d’une succession d’expériences effectuées par deux copistes. Cependant la dernière des expériences,"la copie" de Bouvard et Pécuchet, diffère radicalement des autres. Il s’agit au début d’éprouver sur le réel des expériences rapportées par les livres, les théories et discours du siècle. En revanche, dans la seconde partie, "la copie" finale n’est pas imitation, donc passage d’un domaine à un autre, mais elle est reproduction de l’identique. Dans la première partie de Bouvard et Pécuchet, l’enjeu est clair : savoir, comprendre, faire, expérimenter, produire, ces opérations étant liées naturellement ou traditionnellement à l’imitation. Dans la seconde partie, il s’agit de reproduire littéralement. Et l’imitation, ici, n’est plus l’opération qui crée, à partir d’une origine, une série de différences, de valeurs, et de sens, mais un simple processus de duplication, d’imitation par identité. Bouvard et Pécuchet est une illustration claire de la crise de la mimésis qui affecte la pensée et l’art du XIXe siècle. Crise de la représentation mimétique, soupçon pesant sur la métaphore, nouvelle conscience du langage comme lieu de l’altérité, de l’opacité. Conscience enfin que "le langage ne présente aucune garantie, qu’il n’y a aucune instance, aucun garant du langage". La modernité de Bouvard et Pécuchet est liée à la crise de la mimésis, à ce passage d’une mimésis classique où est essentiel l’écart entre une chose et son imitation à une duplication de l’identique. Dans cet écart s’effectue la métamorphose de la chose imitée en image de la chose, dans ce lieu de différence et de ressemblance, les deux choses conservent leur autonomie; savoir et plaisir esthétique dépendant decet écart. Le XIXe siècle voit cette définition se modifier, le lieu de l’imaginaire qu’est l’écart disparaît. De la répétition par image on passe à la répétition par identité, l’imitation devient duplication . La modernité de"la copie" de Bouvard et Pécuchet est dans la disparition des clivages et des rapports, dans la disparition des enjeux. Le sujet ne gagne rien à reproduire des énoncés, peut-être rien non plus à écrire, à laisser des traces."Je n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir." Et la modernité de Bouvard et Pécuchet est également dans cette perception de la répétition non pas liée aux notions de devenir et d’histoire, sur lesquelles le mouvement des idées s’est fixé, au XIXe siècle, mais sur une répétition ne faisant advenir aucun avenir, répétant ce qui est. Le vouloir se répète, ne procédant de rien et ne menant nulle part . La modernité de Bouvard et Pécuchet est aussi en rapport avec l’absurde , l’absurdité d’un vouloir et avec un néant qui semble, depuis Flaubert, partie intégrante, nécessaire de l’affirmation littéraire.

Didier Malgor.

* Ce texte est extrait de la thèse "L'original et la copie", Sorbonne-Nouvelle, 1994.
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