Pierre Manuel


"La bêtise ne s'épuise pas dans ses figures et d'autant moins qu'en chacune d'elles, son insistance est trop forte pour ne pas être troublante; figures où l'on tenet d'enfermer la bêtise, de la rendre rassurante - parce que repérable- alors même que cette clôture est ce qui en elle inquiète; la bêtise comble totalement sa figure - jusqu'à la boursouflure, rendant impossible toute transition, tout glissement progressif d'une figure dans l'autre : étrangeté de la bêtise non dans ses traits, mais dans son plein. Dans les caricatures ou les sottisiers qui prétendent dessiner la figure de la bêtise, "l'intelligence" vise son envers et ne dévoile que son secret : le savoir de la ruse, la ruse comme savoir. De l'homme à la bête, la différence alors ne se loge ni dans la parole, ni dans la nature, mais dans la maîtrise du piège : bête est l'homme pris au piège ; et la bête bien sûr qui y trouve sa fin. Bêtise de ne pas se trouver du bon côté du manche; bêtise quà travers les instances du pouvoir qui le soutiennent, le savoir produit : bêtise du peuple, bêtise de tout "inférieur". Mais cette bêtise qui amuse est brutalement inquiétante lorsque par son insistance même à demeurer à la place qu'on lui fixe, elle en devient rebelle, obtuse, affirmant comme réalité pleine, ce que savoir et pouvoir (les compères de la fable…) disposent comme processus. Bêtise aveugle aux fins que les compères ont par avance définies : celle du "brave" soldat, celle du prisonnier, voire de l'élève qui appliquent un ordre au pied de la lettre et en déjouent les effets de sens qui le justifiaient; et la réalité se retourne contre celui qui croyait en disposer… Charles Juliet dans son journal décrit la bêtise comme "l'épreuve du nombre et de l'indifférenciation" : rien en elle ne s'y distingue en fonction de principes, ne s'y ordonne selon une hiérarchie : ce qui ne signifie pas pour autant que tout y soit dans une confusion compacte; le nombre est moins une détermination quantitative, que "la jouissance de sa multiplication" (Baudelaire) : le nombre est fourmillement ; l'indifférenciation est un différencier selon des à-plats, sans profondeur ni perspective : différences sans mesures possibles, d'avoir lieu par de constants travestissements. La bêtise dérègle cette distance d'où se fait habituellement notre perception ; vue de loin et de haut, elle ne montre qu'une épaisseur muette, elle n'est qu'un mur (ce mur où comme chacun le sait, vient se briser la bonne volonté - la volonté de pouvoir). Mais il faut aller y voir de plus près - myopie ; ou toucher le fond, si la bêtise est dans le fond ; ou y mettre son nez, jusqu'à ce que les yeux sortent des yeux (le fond de l'air n'est pas visible, le ça-voir n'est pas possible ; il n'y faut pas même du flair, sous-produit de l'œil puisqu'il suppose des pré-reconnaissances) : dissociations et recompositions incessantes de l'irrespirable ; flux entêtants et évanescents : persistance des miasmes. Quelque chose ici ne va plus, est bouché : bouché sur lui : au trou, le réel; et le réel, un trou. Les bas-fonds et ce qui de là remonte - La bêtise : ce qui ne passe pas, fait goulot ; le bête, il est bouché, et par le centre, par là où passent la vie et ses restes; mais à un moment donné, ça ne passe plus même sous forme de couleuvres. Obstruction, tout se bouche - tout bouche "se" : tête de bois; une rigidité de cadavre, et le cadavre n'est pas qu'au fond du placard ; déjà là sur notre dos ; pas étonnant que lorsqu'on fait le bête ça n'avance à rien : bête à deux dos ; et avec ça, vous pouvez toujours essayer d'aller, d'aller vous faire voir, vous faire foutre, d'aller vous faire faire… Plutôt gratter l'os, inutile de sang-faire : elle y est mise, - une belle mise d'ailleurs qui rapporte à chaque coup, - en silence : la bête fait le mort : " Dans le jeu de l'homme, l'instinct de mort, l'instinct silencieux est décidément bien placé, peut-être à côté de l'égoïsme. Il tient la place du zéro dans la roulette" (L.F. Céline) Pavillon haut - il faut aussi de l'oreille - pour ce qui se loge dans ce silence. "Et alors ? et alors rien" comme dit Deligny : la bêtise fait front de ce rien; et de rien, il fait une drôle de tête : plutôt butée - affirmation du "site de l'insignifiance… tous les chemins y coexistent et se confondent ; lieu d'aucune modification, d'aucun devenir puisque rien ne peut modifier rien": réalité saturée, que celle où rien y a rive : "uniformité du monde, de ne pouvoir changer de forme ni de constitution pour être constitutionnellement sans forme" (C. Rosset, Le Réel). Rien change : mais pas seulement par défaut (de conscience, de maturation, etc… par le défaut de l'autre, du peuple, du chef : quand elle se prend pour défaut, la bêtise devient intelligente et c'est la terreur, la terreur : que ça advienne là où est rien). Rien change : quelle dérision - celle où est prise le savoir - que de vouloir changer le rien pour le monde, de vouloir changer le monde. Rien change : changement en riens ; et là ça ne cesse de changer : changes imprévisibles par cette vacance - "ineffable orgie, sainte prostitution de l'âme qui se donne toute entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe " (Baudelaire, Les Foules) ; rien : l'accidentel - l'événement où le réel est sa disparition ; en rester bête … Une suite accidentelle : - "fourmillante cité, cité des rêves" - une suite mineure par constructions, dilatations, ruminations : sans cesse l'accident est métamorphose - La bête, au fond, moins bête qu'on ne le dit, dissimule le processus dans ses organes, dissimule le fond sous des formes quasi immuables : l'espèce. Il appartient à l'humain de rompre quand il lui plaît le faisceau éternel des forces" (Schelling, Essai sur la nature de la liberté humaine), de retourner les forces les unes contre les autres, de les retourner contre le fond à partir duquel elles se constituent : monstruosité de la bêtise où le fond devient force, l'a-forme devient figure - Monstruosité de l'humain où tout est ventre : la bêtise est encyclopédique, moins de ce qu'elle tente de tout avaler, mais de ce que tout est ingestion. Schelling utilise pour décrire la monstruosité, l'image du serpent : "animal dont les organes auxiliaires ne sont pas formés ou manquent ; le centre y empiète sur la périphérie et l'on se trouve en présence de ce que Baader appelle l'anneau dans le centre" : centre et périphérie y passe sans cesse l'un dans l'autre : rien ne reste identique si rien ne change l'anneau : anneau du rien - magie des métamorphose fortuites : l'idiot, tel qu'on le trouve si souvent dans les contes, privé des ruses qui semblent confirmer la réalité du réel (- et qui ne confirment que le rusé ) est le porteur de l'anneau, où est affirmée la nécessité absolue de chaque chose présente et celle de son abolition ; le réel est présent du rien. Par ce fond dont elle fait centre et périphérie, qu'elle dissout donc comme fond, la bêtise est pour la pensée, vertige ; vertige de s'éprouver selon une même nécessité, d'éprouver sa nécessité dans la maîtrise des conditions, dans l'affirmation de son absoluité. Pensée terrifiée par la bêtise, découvrant - en face d'elle _ que la cruauté est sa véritable nécessité, cruauté par laquelle elle change le sans-fond en son fond propre (Schelling nomme cette cruauté, le Mal : "ce qui cherche à devenir créaturel tout en détruisant le lien créaturel, et voulant être tout tombe dans le non-être.") ; elle réalise en elle le Fond, l'épreuve de sa puissance et de sa destruction en tant que pensée, se dévorant elle-même par sa puissance. Puissance qui est selon Don Juan - le sorcier de Castaneda (L'herbe du diable et la petite fumée) - le plus fort de tous les ennemeis et que la pensée ne vainc qu'en apprenant que la "puissance apparemment conquise ne lui appartient pas" : traversée du feu purificateur, la pensée se défait de la cruauté comme puissance qui tient à distance la puissance, et laisse saillant le Rien. Vertige de la pensée à la fois terrifiée et fascinée par la bêtise : par ce qui en elle est affirmation d'une irréductible nécessité et absurdité. Ivresses."
Comme rien.

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