Bêtise fin de siècle

 

Pierre CITTI

 

Sorti du vocabulaire énergique le mot bêtise est passé à l'euphémisme, nos contemporains lui préférant un terme plus violent et dont les profondeurs de l'étymologie accentuent la mystérieuse disgrâce. Quand a-t-on dit "mort aux bêtes"? La "connerie", il est vrai, est autre chose que la bêtise, car elle sous-entend une activité redoutable et une hostilité invincible à laquelle ne peut répondre que l'insulte, ayant supplanté "sottise", qui est aujourd'hui décidément littéraire. "Imbécile" reste une injure écrasante, mais suppose une telle supériorité de qui la profère que le malheureux taxé d'imbécillité n'apparaît pas franchement dangereux. "Betise", "bête" s'emploient avec indulgence : "je suis bête! j'oubliais de vous dire..." signifie à peu près "excusez-moi", et concéder qu'Un tel a fait une grosse bêtise, c'est commencer à plaider pour lui.

D'où vient cette indulgence? Elle date de l'exaltation de la vie e par les Symbolistes, mais suit paradoxalement l'époque où la représentation littéraire de la bêtise et de la sottise avait atteint une sorte d'apogée. Le temps du Réalisme et celui du Parnasse fut en effet l'âge d'or de la bêtise en littérature.

Le Romantisme se gaussait fort de la bêtise bourgeoise peut-être par un sentiment d'aristocratie. Par contre-coup le peuple, la foule, l'enfant, la jeune fille paraissent naïfs, mais souvent en bonne part. Les paysans de Balzac ne sont pas bêtes mais fort avisés en affaires, affichant même leur défaut "d'instruction" pour rouler le citadin - à moins que, dans Les Chouans, une occasionnelle bestialité les ramène à une sauvagerie terrible qui n'a rien à voir avec la bêtise de Joseph Prud'homme. Ne remontons pas si haut. En 1862, Les Misérables offrent, en pleine période réaliste et parnassienne un suffisant tableau de la bêtise telle que le Romantisme l'avait présentée, mais d'une façon déjà très paradoxale. Tholomyès ou Monsieur Bamatabois sont bêtes en raison inverse de la simplicité populaire, car ils obéissent de façon mécanique à des idées toutes faites, à la mode, et n'ont d'existence et de figure, à leurs propres yeux, que dans une dimension toute sociale. Or être bête, ou stupide, c'est en principe n'être pas capable d'entrer dans le jeu social des échanges humains, ne pouvoir s'élever au-dessus de la satisfaction des besoins vitaux, en rester au corps, ne jamais se hausser à comprendre une généralité.

Tout au contraire, la bêtise bourgoise consiste à ne pouvoir comprendre la particularité. Son conformisme social prétentieux et son conformisme idéologique plein d'assurance l'incline à se borner à du général et à de l'abstrait qui a réponse à tout et répond de tout en mesurant tout, et qui a nom l'argent. Le bourgeois vit dans un monde quantifié, où tout est cumulable. Le sénateur de Digne (2) pose zéro pour Dieu et réduit les choses de la vie à leur quantité cumulative grâce au pouvoir et à l'argent. Comme il dit cela à Mgr Myriel qui se moque de lui, nous comprenons que c'est un parfait imbécile, quoiqu'il ait lu "ses philosophes dorés sur tranche" - "comme vous", répond l'évêque. Voyez encore le portrait de M. Bamatabois déjà cité, un "bourgeois" souligne Javert, un "électeur et propriétaire" : tout quantitatif, il est composé "d'un grand col, d'une grande cravate, d'une montre à breloques, de trois gilets" etc. Le tout formant une simple addition, au sens descriptif, arithmétique et financier. Fantine, femme et peuple, au contraire ne trouve d'argent que par soustraction à son corps de ses cheveux, de ses dents, "vendant le reste" à la fin. Désintégration du corps, aliéné pour de l'argent, crucifié par le système de la quantité.

En face, construction de la figure bourgeoise par accumulation d'attributs, qu'ils soient, comme les moustaches, naturels ou qu'ils soient achetés en boutiques, dont la signification sociale est d'ailleurs si flottante, qu'elle en devient absurde : l'élégant porte éperons et moustaches, mais "à cette époque des moustaches voulaient dire bourgeois et des éperons voulaient dire piéton" (3) . Comme dans le système marchand, ce système d'équivalences sociales favorise la tromperie.

A l'inverse la bêtise du bourgeois, à en croire les plaisanteries romantiques, bégaie dès qu'il lui faut exprimer la qualité. Tantôt il reste magistralement stupide : l'héritage de Monsieur Gillenormand valait bien, pour le lancier Théodule, d'approuver platement les éloquences du vieillard voltairien et royaliste. Dire oui, c'était tant de rente. Mais là se borne son effort malheureux - couronné d'un foudroyant "Vous êtes un imbécile!" (4) de la part du vieillard qui, lui, n'est pas une bête. A l'inverse, quand Joseph Prud'homme fait des phrases, il affole le troupeau des figures littéraires ("ce sabre est le plus beau jour de ma vie", "le char de l'Etat vogue sur un volcan", etc.) Confusion dans l'ordre du qualitatif.

Réduire tout au quantitatif, c'est se borner au sens commun, c'est-à-dire à ce qui permet à tous de juger de tout. Le sénateur de Digne se confie à Mgr Myriel: " de vous à moi, je vous avoue que j'ai du bon sens". Il était donc naturel que le système de Hugo opposât au "bon sens" bourgeois, au sens commun quantitatif, la finesse naturelle des humbles et des enfants, les générosités sans calcul des héros, les éclairs de la charité des saints et la clairvoyance du génie. C'est-à-dire le triomphe de la nature et du divin.

Tout au contraire dans la littérature des générations réalistes et parnassiennes, le déluge de la bêtise est supposé avoir tout recouvert, dénaturé la nature et caricaturé le divin. Pessimisme de Flaubert contre optimisme au moins relatif de George Sand, haussements d'épaules de Zola devant les "culbutes dans le bleu" du vieil Hugo, ricanement général contre Musset devenu poète pour jeunes filles. Les jardins où les Romantiques trouvaient à se reposer de la sottise sont dévastés. Mais le pire est que ce rude désillusionnement est supposé tranquillement adopté par le public. Dans le Dictionnaire des idées reçues, toute explication, tout déniaisement entraîne un automatique et satisfait "vous m'ôtez mes illusions". Voilà donc le nouveau paradoxe de la bêtise à l'âge réaliste : elle se prétend déniaisée, elle se croit intelligente puisqu'elle se tient pour positive. Mais d'autres que moi auront traité d'Homais, et il me suffit de marquer combien la bêtise forme l'horizon prévu pour la réception de l'œuvre, sous le Second Empire et jusqu'aux années 1880, au point qu'elle en marque la conception et la composition.

Le premier travail, au sens herculéen, du Réalisme, fut de terrasser la chimère même de l'art triomphant de la médiocrité. Les Scènes de la vie de bohème de Murger ou les récits de Champfleury furent qualifiés de "réalistes" précisément parce qu'ils s'attaquaient à ce grand mythe balzacien de la mansarde où se recueille le génie avant d'éclater sur le monde. La misère, la faiblesse de caractère, la puissance de l'argent, sa cruauté et sa bêtise, détruisent les artistes, abaissent leur art. Par réaction, l'artiste renonce aux idées de conquête foudroyante du public - ce public bourgeois qu'ont finalement séduit les poètes romantiques - et se retourne contre sa condition, rejette les oripeaux dont l'avait paré le Romantisme, et, en haine du réel, invente le réalisme et le Parnasse:

 

Mais, hélas ! Ici-bas est maître : sa hantise

Vient m'écœurer parfois jusqu'en cet abri sûr,

Et le vomissement impur de la Bêtise

Me force à me boucher le nez devant l'azur. (5)

 

Comme Mallarmé place cet abri sûr "Au ciel antérieur où fleurit la Beauté", ce poème nous apprend d'abord que l'antonyme de "Bêtise" est "Beauté", non point seulement esprit ou intelligence, et ensuite que la bêtise occupe tout l'espace d'ici-bas. La beauté n'est pas, ou n'est plus de ce monde. Ce sentiment parnassien incite à la fois à retrouver en ce monde les signes ou les vestiges de la Beauté, et à vivre la condition du poète comme un perpétuel "guignon", comme une malédiction et une tare sociale. Déjà s'énonce la perspective des Poètes maudits de Verlaine, publiés vingt ans après ces vers de 1863.

Un sentiment analogue rend difficile à saisir la particularité du réalisme, parce qu'il rejette la bêtise pleine d'illusion et de fausseté de l'idéalité, mais tout autant une époque stupide et une réalité ignoble. C'est du moins le cas presque général de Baudelaire, de Flaubert, des Goncourt. Le paradoxe de la modernité est le même que celui de la bêtise : toutes deux sont haïssables, mais toutes les deux sont la condition faite à l'artiste, au peintre de la vie moderne.

Aux dernières lignes d'En ménage (1881) de Huysmans, Cyprien le peintre, "tout ricanant" de la veulerie de son ami André le romancier, conclut ainsi le roman de leur commun ratage:

 

- Ce n'est pas mauvais d'être vidés comme nous le sommes, car maintenant que toutes les concessions sont faites, peut-être bien que l'éternelle bêtise de l' voudra de nous, et que, semblables à nos concitoyens, nous aurons ainsi qu'eux le droit de vivre respectés et stupides !

- Quel idéal ! soupira André.

- Ah ! va, celui-là ou un autre...(6)

 

Texte étonnant qui précise ce paradoxe réaliste de la bêtise dont nous parlions, donnée comme une fatalité extérieure et intérieure. En effet, si l'homme est bête, ainsi que la nature et la société, de son côté l'idéal est une blague. Plus de jardin d'innocence et d'heureuse simplicité, l'enfant est un gnome ignoble pour Huysmans et la femme, surtout, est stupide comme le révèle dans En rade un songe où le personnage explore la lune; tandis que le rêve se termine dans l'angoisse extrême du personnage, alors qu'un volcan s'allume et découvre dans sa gueule des dents de braise, sa femme à ses côtés apprécie "ingénuement" le spectacle:

 

C'est plus beau, comme vue, que la terrasse de Saint-Germain (...).

- Sans doute, fit-il, surpris lui-même de la sottise de sa femme qui lui était jusqu'alors apparue moins abondante et moins ferme. (7) 

Quoique Louise soit sévèrement névrosée, il lui est interdit d'entrer dans l'univers d'angoisse de son mari, auquel le rêve apprend qu'il n'a plus grand-chose en commun avec elle, après lui avoir manifesté que la Lune même n'était pas une rade, un ailleurs plus supportable que la Terre.

Ainsi les figures de la naïveté et de la simplicité ont disparu. "La nature a fait son temps", affirme des Esseintes. Entendons par cette formule bizarre que la vie moderne, sophistiquée et artificielle, ne lui laisse plus d'autre place dans l'imagination littéraire que celle d'une force de dégradation, celle qui vieillit les visages et nous rappelle à notre corps par la maladie et la mort, si bien que la représentation de la nature se confond invinciblement avec celle du néant L'amour lui-même est volontiers travesti par des pratiques esthétiques ou perverses.

Les paysans sont malades, ou plutôt ne sont dignes de figurer en littérature que sous leur aspect dénaturé. En 1887, l'année d'En rade et de La Terre de Zola, paraît un autre roman paysan, L'Ennemi de Gustave Guiches. Cet ennemi est le phylloxéra et le récit illustre ses ravages, végétaux et sociaux, au vif réjouissement de Huysmans qui en écrit aussitôt à l'auteur :

 

Vos paysans sont odorants - et faisandés à point (...) - les vignobles pourris, domaines d'ulcères sont de terrifiante allure (...). Au reste, toute ce phylloxéra est grandiloque. C'est une vraie ritournelle de désolation et ça amène combien d'histoires sinistres et gaies, tout au long de ce livre! puis ce qui me prend, c'est le ton général - c'est la célébration artiste de la mitoyenne imbécillité et de l'ordinaire ordure d'âme des personnages.

Un vrai son d'argent ignoble sonne là-dedans, comme un glas. Ils sont tous cochons, - enfin!! La jeune fille est d'une rosserie qui m'enchante absolument - bête et retorse - c'est le vrai type.

 

Bref, L'Ennemi offre à déguster "la bonne liqueur cruelle de la vraie vie, sans espoir, et sordide, et bête!" (8)

On voit donc bien clairement l'amalgame : la vie est bête, parce que la nature est bête et ignoble, que la société est bête et sale, que les hommes sont bêtes et méchants, spécialement les femmes. Ainsi pouvons-nous voir combien la bêtise est le dernier mot du roman réaliste, et combien il avait besoin pour paraître réaliste, et "du triste hôpital, et de l'encens fétide" (9)., c'est à dire de la condition misérable du corps et de l'âme dans la société moderne.

Huysmans et souvent Maupassant ne tarissent pas sur l'impuissance de la Nature, corollaire d'ailleurs de l'impuissance à créer, génésique et littéraire : en témoignent le peintre et le romancier d'En ménage (10) . Or si nous regardons maintenant Zola, créateur prodigieux, c'est une toute autre configuration qui se met en place. Pour Zola, qui aime son siècle et croit au progrès, même la bêtise contribue à la grande poussée vitale des hommes vers plus de lumière. Ou plus exactement, la bêtise, pour Zola, c'est de plus en plus le pessimisme lui-même, le pessimisme de Schopenhauer par exemple, qui sert d'alibi à la faiblesse de Lazare, dans La Joie de vivre, et d'aliment à sa mélancolie. Les imbéciles irrémédiables, chez Zola, ce sont précisément les ratés, tels bons élèves brillants devenus des fruits secs, comme le Vallagnosc d'Au Bonheur des Dames, aigri et incapable, malgré ses diplômes, en vif contraste avec l'instinctif Octave Mouret, brutal et mufle, mais qui est le véritable artiste car il invente un nouveau monde. Et, bien entendu, Zola n'a point contre la nature les préventions de Huysmans. Oui, dira-t-on, La Terre... Mais le roman est bâti sur une opposition claire entre la terre "calme et bonne", l'immortelle mère, et "les nids de vermine" des villages, les instincts humains. L'homme parasite-t-il la nature? Disons que c'est, dans La Terre, le parti pris de Zola d'étudier l'agriculture comme un énorme cas de parasitage, et le romancier se présente une fois encore en savant grand honnête homme. Ce faisant, la vision d'ensemble qu'il donne de la société agricole est celle d'un phénomène naturel, encore que pathologique. La paysannerie de La Terre est conduite par des lois aberrantes mais inévitables. Les personnages qui devraient remédier au mal et à la bêtise, curé, instituteur, sont impuissants ou ineptes, tandis que les propos politiques d'estaminet (recommencer 1789 !) sont inanes ou ignobles. Point de remède à la brutalité, à la bestialité, et Jean Macquart, qui apportait à son travail de paysan le sang-froid du soldat et la probité de l'artisan, quitte à la fin la terre. Cette anthropologie naturaliste de l'éleveur-agriculteur, incurable spermatozoïde du blé qui lève et du pain qui gonfle, ramène donc la société à la nature, comme Thérèse Raquin prétendait faire voir les "brutes humaines" derrière les couples, et rend finalement la bêtise à son étymologie. Le paysan est fourmi et criquet, pullule, grouille, fornique et mange la terre, sa mère, dans une fatale irresponsabilité, tue encore et toujours l'ancêtre, mais pour se réincorporer la bête immémoriale. Oui, éternelle animalité, mais non incompatible avec l'hymne à la vie du Docteur Pascal, en 1893, et la réaction "naturiste" de 1897, éternelle animalité prise en un sens fort différent de la bêtise dont ricane Huysmans avec désespoir et dont Villiers à l'extrême bord du Parnasse a fait un mythe dans les années 1880.

Avec Tribulat Bonhomet (11) , l'attitude contraire, contemporaine et complémentaire de l'idéalisme pousse le spectacle de la bêtise sociale et naturelle à l'excès qui conduit à la totale réaction de l'époque symboliste. Tribulat Bonhomet est le produit d'une générale inversion des valeurs, le fruit monstrueux d'un à rebours de l'histoire. Pour Villiers en effet la bêtise la plus entière, c'est ce que Tribulat appelle le sens commun, qui n'est plus seulement, comme dans la perspective romantique, l'exclusive considération de la quantité, mais un effort diabolique pour exclure et détruire tout ce qui n'est pas quantifiable, et, pour parler bref, qui ne se résume pas à de l'argent. Le plus beau dîner du monde (12)! , c'est celui où chaque convive trouve d'abord dans son assiette une pièce de vingt francs : cette consommation abstraite, le notaire de la nouvelle la considère comme plus satisfaisante et plus précieuse encore que la consommation organique, le "mets" passant directement de l'assiette à la poche, intégralement consommable, sans le déchet du transit intestinal, aussitôt oubliée. Et ce qui fait la bizarrerie de Villiers, c'est une croisade délirante contre ces certitudes positives de l'esprit bourgeois moderne, cherchant à les ébranler et à les éveiller aux inquiétudes de la déraison, de l'instinct, de la métaphysique et de la mort. Rendre un corps à l'esprit du monde moderne, et lui rendre en même temps de l'âme, l'ouvrir à l'angoisse, ce serait, juste châtiment, le rendre fou par le retour de l'intuition juste et du jugement vrai. Voici quel serait le triomphe de l'art, comme Villiers le rêve dans une lettre où il expose à Mallarmé ses intentions de rédacteur en chef de la Revue des Lettres et des Arts :

 

Aussitôt que nous aurons quelques abonnements, il faudra affoler le lecteur (...) Quel triomphe, si nous pouvons envoyer à Bicêtre quelque abonné! Positivement, Mallarmé, ce serait le comble de l'art, ce serait sublime! (13)

 

On suit ici la naissance du nouveau paradoxe qui conduira logiquement aux attitudes du mouvement symboliste, en apparence si différentes : la raison scientifique et positive, celle de l'ingénieur et du notaire, est une monstrueuse négation de la nature et du divin, une entière déraison. "Affoler" cette raison abstraite par la résurrection de l'âme et du corps, c'est lui rendre la vraie raison. Or, le parti de caricature énorme de Villiers ne parvient pas à dissimuler qu'une littérature d'inquiétude et souvent d'angoisse, comme le sera aussi celle des années symbolistes, se croit tenue de discerner, fût-ce dans la sottise la plus épaisse, l'émotion de l'infini. Il y a dans L'Ecornifleur de Jules Renard une très jolie scène, bien caractéristique du nouvel état d'esprit que nous voulons maintenant analyser. Le jeune poète parasite, qui se laisse nourrir par un couple de bourgeois, leur lit ses vers : satire et du poète et de ses auditeurs, mais qu'interrompt alors le narrateur, l'écornifleur, en faisant retour sur ce récit sarcastique :

 

Mais pourquoi m'efforcer de faire de cette scène une évocation risible? J'étais sincère. Je le suis toujours quand je dis des vers. M. et Mme Vernet ne se moquaient pas. (...) M. Vernet se sentait tout chose. Madame Vernet ne savait pas ce qu'elle avait. (...) Nos âmes libres, désemprisonnées, se hissaient au dehors et frissonnaient. (14)

 

Ironie et sympathie font la singularité du ton de la génération née vers 1860 lorsqu'elle évoque les types traditionnels de la bêtise. Ton de Laforgue, de Barrès et de Renard, mélange de dérision pour soi-même et de sympathie pour autrui. Ce qui s'est produit de neuf depuis le Réalisme et le Parnasse dans l'histoire du roman en particulier, c'est que l'écrivain, l'artiste, est lui-même devenu personnage. Même le ton de Huysmans change dès que, résolument, il descend dans l'arène romanesque sous le nom de Durtal (15). Dès lors se modifie le point de vue sarcastique sur l'ensemble des personnages habituels d'imbéciles et de têtes de turcs, le bourgeois et la femme avec le succès du Roman russe, la "pitié" pour les humbles, la fascination pour les "primitifs", peuples ou peintres. C'est cela, je crois, le point de discrimination d'un changement d'attitude à l'égard de la bêtise : contrairement à la position du romancier réaliste ou du poète parnassien, contrairement à celle de Zola qui tenait essentiellement à ce que l'auteur n'apparût jamais dans l'œuvre, la littérature de la fin des années 1880 et des années 1890, littérature du "moi", pour parler en général, est donc, par définition, une littérature de la sympathie pour les autres, et cela suppose l'abandon de cette morgue, de cette supériorité affichée de l'écrivain à l'égard du monde social qu'il décrivait. Du moins cette supériorité est-elle d'une autre sorte, et repose-t-elle sur un nouveau devoir. Le narrateur du Culte du moi de Barrès découvre, dans le troisième volume de cette trilogie, dans Le Jardin de Bérénice, que sa mission est précisément d'écouter aux humbles, aux jeunes femmes, aux bêtes, d'écouter la voix de l'instinct et de l', la "force même qui conduit le monde" (16) . Bérénice, jeune femme livrée petite fille à des vieux messieurs, révèle la vision du "divin dans le monde", et la fraternelle, la mystérieuse sagesse des "simples", des animaux même et enfin du peuple. L'intelligence n'est qu'une "petite agitation" auprès de "l'omniscience et de l'omnipotence que manifeste dans sa lenteur!". "C'est l'instinct", écrit le narrateur du Jardin de Bérénice, "bien supérieur à l'analyse, qui fait l'avenir", "lui seul qui me mettra à même de substituer au moi que je parais le moi auquel je m'achemine, les yeux bandés."

Voilà ce que m'ont enseigné ces hommes grossiers, ces ignorants que tu t'étonnes de me voir fréquenter. Ils sont de sublimes professeurs, bien qu'ils ne se possèdent pas eux-mêmes (...) Comment pouvais-tu croire qu'à ces masses d'une telle fierté créatrice, désintéressée, spontanée, je préférerais la médiocrité des salons, la demi-culture des bacheliers. (...) De telles gens peuvent me communiquer des faits, quelques notions parfois exactes; le peuple me donne une âme, la sienne, la mienne, celle de l'inconscient!(17)

 

Les corps, dans les foules, laissent s'exprimer le "monstre " , dont Barrès se sent le devoir d'être la voix, et qu'il se croit tenu de comprendre d'une vaste compréhension. On entend bien dès lors que Bérénice, la foule, le chien ne sont pas "bêtes"; ou du moins que leur bêtise éventuelle ne serait que le signe, le lapsus, l'émouvante gaucherie de l'inconscient. Les imbéciles seraient les hommes de raison et de raisons, les "légistes", s'ils n'étaient pas si intelligents. Mais leur intelligence même les enferme dans des formules, les définit et les borne. Le trésor de l'instinct au contraire est inépuisable, il est gros de l'avenir, prodigue de la vie. Sans doute y a-t-il aussi chez Barrès, chez Marcel Schwob qui avec Monelle a donné sa version de la petite prostituée qui enseigne la vie, chez l'André Gide des Nourritures terrestres, une sorte de condescendance, car la voix de l'instinct a besoin d'un interprète supérieur pour donner de façon intelligible sa leçon de vie. C'est précisément à cette condescendance que s'attaqua, en 1897, la Revue naturiste de Saint George de Bouhélier, ainsi que le mouvement et le manifeste du même nom du 10 janvier 1897 dans le Figaro. Avant ce manifeste, aux lecteurs du Mercure de France, Gide avait déjà fait connaître Francis Jammes, poète par excellence des humbles, et qui volontiers prend pour symbole et pour porte-parole l'âne ("Je passe sur la route comme un âne chargé" (20):

J'aime l'âne si doux

Marchant le long des houx.

(...)

Mon amie le crois bête

Parce qu'il est poète. (21)

Voilà, la rime est trouvée, la boucle presque bouclée, et le poète qui sous le Romantisme et le Second Empire, fustigeait la bêtise, étrangement, se pare de la douce sagacité des bêtes et des humbles. Non du tout, on l'entend bien, qu'il se donne pour un sot en trois lettres :

(Je l'appelle Amryllia. Est-ce bête!

Non ce n'est pas bête. Je suis poète. (22)

car la sottise est précisément le fait des intellectuels prétentieux, parmi lesquels la compagnie nietzschéenne de son ami Gide:

 

J'ai demandé à un ami : mais qui est Nietzsche?

Il m'a dit: "c'est la philosophie des surhommes."

- Et j'ai immédiatement pensé aux sureaux

Dont le tiède parfum sucre le bord des eaux (...)

 

Ils m'ont dit: "pourrais-tu objectiver davantage?"

J'ai répondu: "oui... peut-être... je ne sais pas si je sais.

Ils sont restés rêveurs devant tant d'ignorance,

Et moi je m'étonnais de leur grande science. (23)

 

Ainsi un nouveau protagoniste entre-t-il dans le champ littéraire. Voici comment Claudel introduit Tête d'or, en 1889, drame "à l'état naissant" dira-t-il en 1949, qu'il faudrait comprendre en recréant "cette atmosphère de prison dans laquelle nous vivions à cette époque des Taine et Renan" (24) , et voici la première parole libératrice, version claudélienne de la libération barrésienne - c'est le premier mot de la pièce :

 

Cébès - Me voici,

Imbécile, ignorant,

Homme nouveau devant les choses inconnues (25)

 

A ce disciple, Simon Agnel, plus tard Tête d'or, ne proposera que des leçons de choses organiques : la mort et la vie ("je vivrai") et la contemplation de l'Arbre.

Nous sommes bien loin ici de la bêtise réaliste, sarcasme de l'homme de lettres contre le bourgeois, de l'intelligence lucide contre les illusions romantiques, triomphe du savant sur le physiologique. C'est au contraire du point de vue de l'organique et de la simplicité poussée jusqu'à la coquetterie de la simplesse que tend à se placer le symbolisme du Jardin de Bérénice, des Aveugles et de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck. Gide affectera longtemps encore d'appeler nombre de ses textes des "soties".

 

Si nous ne nous trompons pas, vers 1890 la représentation littéraire de la bêtise se modifie au point qu'au lieu d'en faire l'antonyme de la science et de l'art, l'imagination admet que l'artiste, non sans analogie avec l'enfant, la femme, le primitif, doit à une sensibilité instinctive le don de créer, fût-ce au détriment de la lucidité du jugement. C'est une idée fort répandue vers 1895, que nous trouverions par exemple chez le sociologue Gustave Le Bon lorsqu'il prétend ainsi dégager les caractères des "artistes véritables" :

 

Très impressionnables, très s, pensant surtout par images et raisonnant fort peu (...) ils sont enfermés dans un réseau de traditions, d'idées, de croyances dont l'ensemble constitue l'âme d'une race et d'une époque (...) gouvernant les régions obscures de l' où s'élaborent leurs œuvres (26)

 

Et certes, ce poncif nouveau a répugné à beaucoup, à Valéry par exemple qui fait dire au narrateur de La Soirée avec M. Teste : "La bêtise n'est pas mon fort". Mais dans une préface postérieure, l'auteur explique que la conception de M. Teste remonte à l'époque où il suspectait la littérature même, rejetée parmi "les Choses Vagues et les Choses Impures " (27). A certains égards, Valéry vérifie par son refus la force entraînante de l'imagination nouvelle, pour qui l'intelligence est "une très petite chose à la surface de nous-mêmes" (28) , et pour laquelle l'esprit, du moins le "mot d'esprit", a le plus étroit rapport avec l'inconscient.

 

 

Pierre Citti.

Centre d'Etudes Romantiques et Dix-neuviémistes.

Université Paul-Valéry

 

1.Tholomyès : voir Les Misérables, Gallimard, NRF, coll. de la Pleiade, p. 146-174 (I, livre 3). M. Bamatabois : ibid., p. 220-223 (I, livre 5, chap. 12).

2. Les Misérables, ibid., p. 55-58 (I, livre 1, chap. 8).

3. Ibid., p. 221.

4. Ibid., p. 737.

5. Mallarmé, Poésies, "Les Fenêtres" (1863), dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, p.32.

6. J.-K. Huysmans, En ménage, U.G.E., 10/18, p. 375.

7. J.-K. Huysmans, En rade, 1887; Gallimard, Folio, 1984, p. 115.

8. Lettre reproduite dans G. Guiches, Le Banquet, Paris, éd. Spes, 1926, p. 121. Reprise, complétée et commentée par Jean de Palacio, dans la Revue des Sciences humaines, février-mars, 1978, n° 170-171, "Ecriture romanesque et écriture artistique", p. 204. Citée d'après l'édition de J. de Palacio.

9. Mallarmé,,"Les Fenêtres", Poésies, op. cit. p. 32.

10. "Quand il s'agit d'exécuter l'œuvre qu'on a conçue, va te faire fiche! Vois-tu, j'ai bien peur que nous n'ayons joué, en art, le rôle que jouent en amour ces pauvres diables qui, après avoir longtemps désiré une femme, ne peuvent plus lorsqu'ils la tiennent". Op. cit., p. 373-374.

11. De Villiers de l'Isle-Adam, publié en 1887 chez Tresse et Stock.

12. Villiers de l'Isle-Adam, Contes cruels (1883), Paris, Garnier , 1968, p.158

13. Correspondance de Stéphane Mallarmé, éditée par Henri Mondor et Jean-Pierre Richard, Paris, Gallimard, 1959. Sur ce sujet, voir l'excellente analyse d'Alan W. Raitt, Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, Paris, José Corti, 1986, p. 165-184, qui cite cette lettre p. 184.

14. Jules Renard, L'Ecornifleur (1892), chap. XII. Œuvres, tome I, Gallimard, Pléiade, 1970, p. 330.

15. A partir de Là-bas (1891), et ensuite dans En route, La Cathédrale, L'Oblat, Les Foules de Lourdes.

16. Maurice Barrès, Le Jardin de Bérénice (1891), Paris, Livre de Poche, 1964, p. 390 ("La méthode de Bérénice").

17. Ibid., p. 405.

18. Ibid., p. 405. Le narrateur s'adresse ici à son ancien compagnon d'expériences intellectuelles, au Simon d'Un homme libre.

19. Les Déracinés (1897). Voir notamment l'épisode des funérailles de Hugo, où se trouve cette expression qui désigne, favorablement, le peuple : "ce prodigieux mélange d'enthousiastes et de débauchés, de niais, de simples et de bons esprits, s'organise en un seul être formidable . (...)Ah ! qu'il voudrait, le pauvre géant populaire, le monstre , être vraiment créateur (...)". Le Livre de poche, 1967, p. 466.

20. Francis Jammes, De l'Angélus de l'aube à l'Angélus du soir (1898), Mercure de France, 1941, p. 3.

21. Ibid., p. 12.

22. Ibid., p. 256.

23. Choix de Poèmes, Paris, Mercure de France, 1947, p. 130.

24. Cité dans Paul Claudel, Théâtre, Paris, Gallimard, Pléiade, 1992, p. 1241-1242.

25. Ibid., Tête d'or, p. 31. Ce début a subsisté dans la deuxième version de 1894 (Ibid., p. 171).

26. Lois psychologiques de l'évolution des peuples (1894), Alcan, 1895, p. 61.

27. Paul Valéry, Œuvres, Gallimard, Pléiade, t. II, p. 12.

28. Maurice Barrès, L'Appel au soldat, Livre de Poche, 1975, dédicace à Jules Lemaitre, p. 9.

 

 

 

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