"La bêtise" Minus Habens

 

Luciano Fabro

 

Après avoir lu ce début d'une conférence de Musil dans les années 30 sur la bêtise, je ne peux que le citer:

- " Qui, au jour d'aujourd'hui, aurait l'audace de parler de la bêtise, courrait des risques graves : cette audace-là peut être interprétée en effet comme arrogance, ou carrément comme une tentative visant à perturber le développement de notre époque" et il continue : "Si la bêtise ne ressemblait pas parfaitement au progrès, au talent, à l'espérance, ou à l'amélioration, personne ne voudrait être stupide" -

Cela dit, il est naturel de penser que tout a été dit ; mais c'est précisément parce que ces paroles semblent être construites sur mesure, que nous sommes conduits à affronter quelque vérification sur notre propre peau, confortés par l'expression française : "bête comme un peintre" ; alors qu'il serait plus compliquer d'aborder l'argument avec le qualificatif de "Pittore", (Peintre), dans sa signification italienne, signification qui fait véritablement autorité et qui imposerait un regard sur la bêtise jeté depuis trop haut, si ce n'était que toute cette autorité meurt dans les années 30, avec le fascisme.

Toutefois, depuis les années 30 jusqu'à aujourd'hui du temps est passé, mon propre temps est passé, le temps de ma génération qui est née de la bêtise de la rhétorique des années 30, a été sevrée dans la bêtise de la guerre, qui a passé son adolescence durant la bêtise de la guerre froide.

Je me souviens des années 50 comme très tristes ; elles ressemblaient à des années 30 vieillies, pleines de polémiques qui voulaient couvrir des refoulements.

Abstraits, réalistes, purs, engagés, concrets, fonctionnalistes, sériels, traditionalistes, progressistes... tandis qu'ils recommençaient à faire des natures mortes ou des petits carrés, tous avaient la mémoire salie par des choses horribles, beaucoup aussi avec la responsabilité de choses horribles ; mais les plus ridicules étaient ceux qui arboraient des grimaces existentielles, tout comme avant la guerre ils avaient arboré muscles et étendards.

De cette situation il s'est formé un cal, un cal qui avec le temps s'est épaissi, un cal sur les capteurs de la bêtise.

Si le siècle des lumières s'était achevé dans le siècle de la mélancolie, il était logique que le siècle de la mélancolie s'achevât dans le siècle de la bêtise, du fait, comme le dit Musil, qu'il s'agit de quelque chose qui ressemble au progrès.

Seulement le signe s'était alors inversé.

Auparavant c'était un devoir de l'art d'élever des quotients de tout type : religiosité, érotisme, technique, langage, pensée, sensibilité, sentiment, observation, geste, politique... tandis qu'aujourd'hui il semble qu'il ait tendance à indiquer tout type de quotients minima. Mais il pourrait s'agir aussi d'une irresponsabilité répétée, d'une minéralisation répétée, ou d'une calcification du sentiment, de la politique, de l'observation, de la religiosité, du geste, de la pensée, de l'érotisme, de la technique, du langage.

Mais, toute position externe par rapport à la bêtise est peu appropriée, comme il est peu approprié de prendre une position contre un handicap, et étant donné qu'une œuvre d'art imparfaite n'est rien d'autre qu'une œuvre d'art handicapée, il n'est pas bien d'insister sur la bêtise artistique. D'autant que nous ne la trouvons pas dans des œuvres réussies ou du moins réputées comme telles. Car s'il existe une bêtise moderne, ces œuvres-ci doivent rester en nous de manière exemplaire.

Je prendrai maintenant deux chefs-d'œuvre pour argumentaire :

Guernica pour la sensibilité, Brillo pour l'intelligence.

Lorsque j'étais encore enfant, nous nous réunissions l'hiver dans la chaleur d'une étable pour écouter des histoires cauchemardesques, racontées par des vieux ; avec Guernica, nous sommes très prêts des images qui me plongeait dans la fantaisie, les yeux ouverts. Une illustration d'histoire noire.

Trop peu pour trop.

Faire d'une pile de boîtes le point limite d'une idée, tandis qu'une boîte est toujours considérée comme le point de départ pour décider d'un sujet.

Brillo me semble trop pour trop peu.

Si vous écrémez l'intelligence il ne reste que la sensibilité, si vous écrémez la sensibilité, il ne reste que l'intelligence. Par une étrange économie ou parcimonie durant ces deux siècles, l'art s'est senti obligé d'écrémer soit l'une, soit l'autre. La succession de ces interventions a éliminé toute synthèse possible en nous laissant une table rase. C'est sur la table rase qu'on poussé les cocktails.

La bêtise moderne est l'indifférence, voire l'indifférence avec enthousiasme.

Saluer est le cocktail d'INDIFFERENCE AVEC ENTHOUSIASME, car d'une part les choses sont comme elles sont, il n'y a plus beaucoup de foi ni d'espérance, c'est pourquoi l'indifférence est considérée comme insurmontable, d'autre part quelqu'un a dit que tout part de l'enthousiasme et alors en avant avec l'enthousiasme, qui est toujours un acte de générosité et dont on attend rapidement un acte de reconnaissance. Soit, tout cela n'a pas d'autre logique que psychologique, mais puisque qu'aucun de nous n'a d'armes pour défendre la logique, la psychologie sait très bien se défendre seule.

Moi aussi j'ai commencé à faire la queue pour attendre un peu de reconnaissance, lorsque vers les années 60, j'ai mis en jeu le spectateur, appelé alors jouisseur, comme une des composantes d'une œuvre d'art, en pensant faire une chose sincère et généreuse. Je me suis tout de suite rendu compte que j'ai volé à l'œuvre, en bon artiste moderne, quelque chose de substantielle : l'intelligence et la sensibilité, pour les donner à n'importe qui : au spectateur moderne, pressé et indifférent avec enthousiasme. Je vis peut-être encore sur cette erreur de jugement ou sur cet abigéat (vol de bétail), mais cela n'enlève rien au fait qu'il y a quelque chose de criminel dans tout cela et qu'il y a une immense fatigue à vivre cette situation avec dignité.

Mais le cocktail le plus fameux est certainement le READY MADE, le cocktail qui implique dépendance et accoutumance. Sa filiation à l'archéologie l'anoblit au-delà de tout, sa résolution dans le libre arbitre lui fait franchir le fossé existant entre expérience et spéculation transcendantale. Un frisson que seul un amateur peut se permettre.

Ce n'est que récemment qu'a été sélectionnée la race de l'amateur, croisement entre loisir et prédisposition, un vrai cocktail entre volonté et impuissance.

"Il n'existe plus de professionnels dans l'art !", va de pair avec "L'art est fait pour les moins doués !"

Lorsque j'étais enfant, pour les personnes les moins douées, on utilisait l'expression "Des bras volés à l'agriculture".

Le siècle commencé avec BETE COMME UN PEINTRE s'achève avec BRAS VOLES A L'ART.

Nous sommes là à disserter tandis que le peuple continue à se moquer de nous.

Mais cette fois-ci, il pourrait bien avoir raison étant donné que l'amateur est quelqu'un du peuple qui fait de l'art pour rire.

Et jusqu'ici tout va bien, ou du moins on le dirait ou nous le faisons croire ; sauf qu'il y a une ombre qui s'étend toujours plus, l'ombre de l'ennui. Car l'amateur, c'est bien gentil à lui, ennuie, ennuie toujours, ennuie surtout car il embarrasse.

Au point de nous désappointer, il nous embarrasse avec son amateurisme, son enthousiasme entièrement personnel, par sa demande de participation. Son optimisme sans appel suinte la tragédie par tous ses pores. Derrière son art, on sent une tentative désespérée de rachat, plus psychologique que sociale mais plus sociale qu'idéologique et plus idéologique que réellement définitif.

L'amateurisme artistique, de cette moitié de siècle spécialement, semble être la tombe de la lutte des classes du siècle dernier, le règlement de compte avec le matérialisme libéral.

Oscar Wilde, dans sa préface du "Portrait de Dorian Gray", écrit :" Révéler l'art et cacher l'artiste est le but de l'art" ; comment le concilier avec la promotion passionnée de soi de l'amateur ?

L'autre jour, à Francfort, j'ai soulever de nouveau la question devant Friedrick et "Caroline monte les escaliers", Degas avec "Le stupre", VeerMeer avec "Le géographe". On a convenu qu'entre l'intelligence de la normalité ou de l'ordinaire et l'extraordinaire de l'art, il y a une sorte de frontière occupée par la stupidité qui protège de la contamination l'un et l'autre territoire.

Milan, 13 octobre 1998.

 

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