Jacques IMBERT
J'imagine, devant le Corum, un homme forcément grand et beau, qui harangue la foule et l'invite à entrer, à venir observer de l'intérieur ce qui rend simple, lisse, compact, qui bouche les fissures, maçonne, et fait des apparences la réalité. Ce qui, en diffractant, explique tout, en qui et par qui tout est en ordre, "remède universel longtemps recherché contre toutes les maladies" écrit Jean-Paul en 1783, dans son éloge de la bêtise. Ces maladies qui ont pour origine la soif de connaissance qui nous a exclus de l'Eden.
L'homme annonce la présence de témoins innombrables au rang desquels ceux du siècle passé ou du début du siècle, experts en "bourgeoisophie", Baudelaire, Verlaine, Lautréamont, Flaubert, Léon Bloy même et son Exégèse des lieux communs ("Quand le bourgeois, retiré des affaires, a marié sa dernière fille, il encourage les beaux-arts..."). Sans oublier Villiers de l'Isle-Adam et celui que l'on désigne volontiers comme l'hypostase de la bêtise, Tribulat Bonhomet, l'étrangleur de cygnes, à la recherche de la beauté d'un dernier chant et qui s'ingénie à user des tremblements de terre pour exterminer la race funeste des poètes. L'homme annonce en vrac des noms plus proches, Blanchot, Deleuze, Barthes, Baudrillard, Rosset, Nancy, bien d'autres... Et je pense à cette phrase d'une lettre que m'adressait, il y a quelque temps, Didier Malgor, instigateur avec Christian Gaussen de ces journées : "J'aimerais que ce colloque fabrique des questions sur ces moments de silence dans la création, ces moments où l'on ne peut que choisir de s'arrêter un temps, pour s'acclimater à l'altérité, à l'adversité qui a la forme de l'idée reçue, de la bêtise. Ces formes de silence ne participent pas de l'ineffable, de la révélation, de l'intuition comme magie ou empathie, mais d'un travail avec et contre." Un travail avec et contre. Qui pourrait s'estimer étranger à toute bêtise? Elle menace en permanence, jusqu'à la plus diaphane des intentions. A priori, l'intelligence consisterait à esquiver, à se retirer, à être là le moment voulu. De fait, elle est souvent conduite à faire l'épreuve d'une présence lourde dont la sensation est immédiate et qui toujours vient s'installer à la même place, ce qui, selon Lacan, est une des caractéristiques du réel, une autre étant de "causer tout seul". Il y a là de qui troubler. L'intelligence, à son plus haut niveau, reviendrait à ne pas s'en tenir là, à vivre une mobilité à ce point subtile qu'elle prendrait toute l'allure d'une folie. Et l'intelligence la plus fine est sans doute celle que la folie laisse pointer à son extrême. La terreur de la bêtise règne plus fortement là où l'on ne peut s'abandonner comme pour ces capitaines de navires qui s'échouent en eau peu profonde. Là manquer de vigilance serait bête. Manque de vigilance, d'exigence ou d'amour. Valéry énonce ainsi ce "principe de Carnot" : "Un sot ne devient pas homme d'esprit mais un homme d'esprit contient un sot qui tantôt se montre et parfois l'emporte". Et Dionys Mascolo écrit dans ses Carnets 1980-1982 : "Une intelligence qui ne se méfie pas d'elle-même risque de tout simplifier dangereusement. La hâte qu'elle met à conclure conduit à l'erreur, ou, grossièrement parlant, lui fait frôler la bêtise. Il n'y a pas de mystère. C'est la bêtise de l'intelligence même." Se retirer. Se préoccuper, ne pas peser. Marthe Robert dit de Kafka qu'il n'a jamais écrit aucune bêtise. Kafka, lecteur de Flaubert, exempt par avance de toute erreur d'appréciation? Qu'est-ce que cela signifierait? Qu'un monde sans bêtise serait kafkaïen? Absolument littéraire? Parmi les manifestations les plus obsédantes de la bêtise, l'idée reçue, le prêt à porter de l'esprit, la doxa. Celle que notre temps pourchasse au risque parfois de remplacer les représentations traditionnelles, ces "images dans la tête" comme le disait Lippmann, par d'autres images tout aussi contraignantes. La notion ne fait l'objet d'aucun consensus dans les sciences sociales. Une seule constante semble réunir toutes les définitions : l'idée reçue relève d'un préconstruit enraciné dans le collectif, le groupe, la culture. Il n'est pas sûr d'ailleurs que l'idée reçue soit toujours une idée. L'idée suppose le champ de bataille, la contradiction et ne prend corps qu'au bout de conflits que la conscience a dû trancher. La pensée n'avance jamais dans le calme et le simple. L'idée ne se précède pas. Elle ne se lève, comme le dit François Dagognet, que pour apaiser un drame. L'idée reçue est donc ce que la collectivité découpe et fige pour nous, sans tentative de discernement critique. Si les écoles d'art - permettez-moi d'y venir sans m'attarder - en sont les victimes fréquentes, c'est sans doute qu'elles cristallisent deux types de fantasmes, ceux attachés à l'art et ceux attachés à l'enseignement. Henri Talvat a évoqué tout à l'heure le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Il serait tentant de le poursuivre et de dresser un répertoire de toutes ces assertions définitives qui entendent souligner que les écoles des Beaux-arts ne font plus grand bruit de leur fanfare, qui entendent parfois faire en sorte que les écoles des Beaux-arts ne fassent plus grand bruit de leur fanfare. AILLEURS. L'actualité ou la modernité de l'art est ailleurs. ARTISTES. Les meilleurs artistes ne sont pas passés par une école d'art. APPRENDRE. L'art ne s'apprend pas. CHOMAGE. Les écoles d'art sont des fabriques de chômeurs. DIPLOMES. Ils n'ont pas de validité et de reconnaissance nationale; ELITE. L'art contemporain est élitiste, coupé de la réalité. Les écoles d'art sont donc confidentielles et réservées à des initiés; ENSEIGNANTS. Artistes ratés. ENSEIGNEMENT. Les écoles d'art ne dispensent pas un véritable enseignement supérieur. ETRANGER. Les écoles d'art françaises ne peuvent souffrir la comparaison avec les écoles étrangères. FORT. Rien de neuf ni de fort dans les écoles d'art. MILIEU. Les écoles d'art sont coupées du milieu de l'art. PARIS. Les seules vraies écoles d'art sont les écoles parisiennes. De fait, les écoles d'art naviguent entre deux images : - celle des lieux de "bohème" qu'elles ne sont plus. Ainsi, elles ne satisfont pas ceux qui aimeraient les voir jouer un rôle de résistance, de conservatoire des valeurs attachées aux "Beaux-arts". -celle de laboratoire "high tech" qu'elles ne sont pas, d'ingénierie de l'image inventant le futur dans une fiction d'effets spéciaux, dans un fantasme de maîtrise du développement. Ainsi, elles ne sauraient rassurer ceux qui n'aiment pas "l'ignorance de l'avenir" et voudraient les voir incarner un potentiel économique indiscutable dans la voie univoque du progrès et de la compétition mondiale. Ce qui frapperait, comme une sorte de silence massif, c'est surtout et d'abord ce qui ne se dit pas, ne se répercute pas, des contenus des cours, des ateliers, du sens des travaux produits, des analyses et des commentaires donnés, de la matière du travail effectué dans les écoles, aussi bien par les étudiants que par les enseignants. On ne sait que très superficiellement, on ne veut pas savoir peut-être, ce que grave, inscrit et produit l'enseignement de l'art à la fois individuellement et socialement. Il n'y a pas de communication spontanée ou immédiate de cette vie, pourtant dense et diversifiée dans ses états, que l'école d'art suscite, axe et dessine. Les écoles d'art ont changé. Elles disposent aujourd'hui d'un large éventail d'enseignements, délivrent des diplômes homologués aux niveaux III et II, et dialoguent avec des partenaires nombreux. Ce sont des lieux de transmission, d'expérimentation, de pluralité, ouverts à tous les aspects de la vie contemporaine, inscrits dans un tissu de relations multiples avec le monde de l'art, des universités et du milieu économique. Là, il ne s'agit pas seulement d'apprendre et de faire pratiquer l'étude analytique et l'approche mais de favoriser l'expression personnelle, d'enseigner à formuler des concepts et des conduites de création, des poïétiques. De fait, elles constituent un modèle rare dans le paysage éducatif qui permet à l'étudiant d'acquérir une façon de problématiser les outils et les pensées dans un rapport peut-être sans équivalent de la théorie à la pratique. En mettant l'accent sur la nécessité pour une société de réfléchir sur ses messages plastiques et visuels et sur la manière dont ces messages fabriquent l'épaisseur identitaire d'une communauté, les écoles d'art travaillent certes à favoriser la possible émergence d'artistes, mais ont pour ambition de former, au plan de la maîtrise conceptuelle, technique et technologique, des étudiants aptes à exercer ultérieurement leurs talents dans des domaines d'activités diversifiés. Elles semblent y parvenir mieux que bien d'autres si l'on en juge par les résultats de l'insertion professionnelle de leurs étudiants. Les concepts de communauté éducative, d'ouverture à la totalité d'un environnement, de partenariat diversifié, de prise en compte des questions de sensibilisation et d'initiation, attestent de la capacité des écoles à faire converger des logiques, à les faire s'accorder sur des actions repérées, sur des dispositifs concrets, sur des objets, et les désignent clairement comme des réserves actives d'anticipation des richesses sociales et économiques. Si, face à cela, des idées reçues persistent, et persistent à tous les étages, c'est aussi qu'elles peuvent servir au mieux des intérêts apparemment conflictuels. Peut-être faudrait-il relire la réflexion d'Adorno dur le rapport du préconstruit au politique. Cela dit, l'énoncé doxique, le stéréotype, est bien le lieu où la pensée se solidifie et se répète identique à elle-même. C'est Méduse, écrivait Barthes, Méduse "qui pétrifie ceux qui la regardent". Pétrification, fascination. Il ajoutait "De la bêtise, je n'aurais le droit de dire en somme que ceci : qu'elle me fascine". C'est le lieu où s'immobilise la vie, un lieu lié à la mort "où le corps manque". Sur les marches du Corum l'homme a fini sa parade. Vous allez débattre de la bêtise dans l'art et la critique d'art depuis Bouvard et Pécuchet (Ah, sauvegarder le réel de toute désillusion!). Nous manqueront, comme à l'accoutumée, la durée, l'attente, le cheminement. Nous vivrons au rythme du fragment, de l'émietté, du ruissellement parfois, peut-être de la turbulence. Le reste - l'essentiel - viendra après. Nous sommes dans un domaine où il n'y a d'éternel que le circonstanciel. Le général c'est la négation de tout rapport multivoque, c'est une fiction réductrice, quelque chose comme une prothèse référentielle qui n'impose son autorité qu'au prix de l'exclusion de la présence. Vous ferez vôtre peut-être en l'investissant de tous ses sens possibles cette "nouvelle en 3 lignes" de Félix Fénéon qu'une étrange actualité nous rend à nouveau visible : " Une jeune femme assise par terre, à Choisy-le-Roi. Seul mot d'identité que son amnésie lui permit de dire : "Modèle". Télécharger le TEXTE.rtf |