Jean Luc Nancy
" Il y a quelque chose de bête: l'expérience, inévitablement se perd. Et elle se perd dans la bêtise. Je veux dire ceci: notre expérience majeure a lieu (on la nomme angoisse, joie, décision, indécidable, liberté, nécessité, amour, solitude, tout cela est un seul nom pour l'expérience à laquelle et par laquelle nous sommes exposés). Elle a lieu, ou bien, comme le disait Bataille, d'une expression à double sens: " A la vérité, nous atteignons ". Mais elle n'a lieu - nous n'atteignons- ni constamment, ni par exceptions. (...) En revanche, ce qui a lieu continument, c'est la vie comme elle est, bête. Y compris quand on pense, quand on écrit, quand on aime. Ce n'est pas stupide: c'est un cours tout bête des choses, le tout-venant qui ne peut que suivre son cours, où l'habitude fait la loi (à peine une loi, un état), ou bien l'infime et permanente accidentalité du monde, et tout ce qui ne cesse de se pousser, de se presser d'instant en instant, l'un chassant l'autre, espoir, mémoire, attente, oubli, souci, inconséquence, fonctions, pannes, autres fonctions et autres pannes, ce quotidien si bête, si peu capable de se saisir, de se maîtriser (il n'y songe même pas). Les destins exemplaires, les vocations, lui donnent forme, et il y a de ces formes qui sont très humbles, inaperçues de la gloire. Mais ce donner-forme, cette impression si nécessaire, si exigible, d'un caractère, ce n'est toujours pas l'expérience. L'expérience est immédiatement diluée dans le cours du quotidien. C'est si bête qu'on ne peut même pas y faire attention, même pas en ressaisir comme une trace : la dissolution est parfaite. Et c'est ainsi, méconnaissable que l'expérience a lieu. "
" Fragments de la bêtise ", Le Temps de la réflexion, Paris, Gallimard, 1988, p.13.
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