Gilles Deleuze


" Il ne s’agit pas d’opposer à l’image dogmatique de la pensée une autre image, empruntée par exemple à la schizophrénie. Mais plutôt de rappeler que la schizophrénie n’est pas seulement un fait humain, qu’elle une possibilité de la pensée, qui ne se révèle à ce titre que dans l’abolition de l’image. Car il est remarquable que l’image dogmatique, de son côté, ne reconnaisse que l’erreur comme mésaventure de la pensée, et réduise tout à la figure de l’erreur. (…)"




"L'erreur est le négatif qui se développe naturellement dans l'hypothèse de la Cogitatio natura universalis. Pourtant l'image dogmatique n'ignore nullement que la pensée a d'autres mésaventures que l'erreur, des opprobres plus difficiles à vaincre, des négatifs autrement difficiles à développer. Elle n'ignore pas que la folie, la bêtise, la méchanceté - horrible trinité qui ne se réduit pas au même - ne se réduit pas davantage à l'erreur. Mais encore une fois, il n'y a là pour l'image dogmatique que des faits. La bêtise, la méchanceté, la folie sont considérées comme des faits d'une causalité externe, qui mettent en jeu des forces elles-mêmes extérieures, capables de détourner du dehors la droiture de la pensée- et cela , dans la mesure où nous ne sommes pas seulement penseurs. Mais précisément le seul effet de ces forces dans la pensée est assimilé à l'erreur, censée recueillir en droit tous les effets des causalités de faits externes. C'est donc en droit qu'il faut comprendre la réduction de la bêtise, de la méchanceté, de la folie à la seule figure de l'erreur. "
Différence et répétition, Paris, PUF, 1970, p.194.




"C'est que fonder, c'est déterminer l'indéterminé. Mais cette opération n'est pas simple. Quand "la" détermination s'exerce, elle ne se contente pas de donner une forme, d'informer des matières sous la conditions des catégories. Quelque chose du fond remonte à la surface, y monte sans prendre forme, s'insinuant plutôt entre les formes, existence autonome sans visage, base formelle. Ce fond en tant qu'il est maintenant à la surface s'appelle le profond, le sans-fond. Inversement, les formes se décomposent quand elles se réfléchissent en lui, tout modelé se défait, tous les visages meurent, seule subsiste la ligne abstraite comme détermination absolument adéquate à l'indéterminé, comme éclair égal à la nuit, acide égal à la base, distinction adéquate à l'obscurité toute entière : le monstre. (Une détermination qui ne s'oppose pas à l'indéterminé, et qui ne le limite pas.) C'est pourquoi le couple matière-forme est très insuffisant pour décrire le mécanisme de la détermination; la matière est déjà informée, la forme n'est pas séparable du modelé de la species ou de la morphè, l'ensemble est sous la protection des catégories. En fait, ce couple est tout intérieur à la représentation, et définit son premier état qu'Aristote a fixé. C'est déjà un progrès d'invoquer la complémentarité de la force et du fond, comme raison suffisante de la forme, de la matière et de leur union. Mais encore plus profond et menaçant, le couple de la ligne abstraite et du sans fondqui dissout les matières et défait les modelés. Il faut que la pensée, comme détermination pure, comme ligne abstraite, affronte ce sans fond qui est l'indéterminé. Cet indéterminé, ce sans fond, c'est aussi bien l'animalité propre à la pensée, la génitalité de la pensée: non pas telle ou telle forme animalle, mais la bêtise. Car, si la pensée ne pense que conntrainte et forcée, si elle reste stupide tant que rien ne la force à penser, ce qui la force à penser n'est-il pas aussi l'existence de la bêtise, à savoir qu'elle ne pense pas tant que rien ne la force? Reprenons le mot d'Heidegger: " Ce qui nous donne le plus à penser, c'est que nous ne pensons pas encore." La pensée est la plus haute détermination, se ten ant face à la bêtise comme à l'indéterminé qui lui est adéquat. La bêtise (non pas l'erreur) constitue la plus grande impuissance dez la penssée, mais aussi la source de son plus haut pouvoir dans ce qui la force à penser. Telle est la prodigieuse aventure de Bouvard et Pécuchet, ou le jeu du non-sens et du sens. Si bien que l'indéterminé et la détermination restent égaux sans avancer, l'un toujours adéquat à l'autre. Etrange répétition qui les ramène au rouet, ou plutôt au même double pupître. Chestov voyait en Dostoïevski l'issue, c'est-à-dire l'achèvement et la sortie de la Critique de la Raison Pure. Qu'on nous permette un instant de voir dans Bouvard et Pécuchet l'issue du Discours de la Méthode. Le cogito est-il une bêtise? C'est nécessairement un non-sens, dans la mesure où cette proposition prétend se dire, elle-même et son sens. Mais c'est aussi un contresens (et cela, Kant le montrait) dans la mesure ou la détermination Je pense préteznd porter immédiatement sur l'existence indéterminée Je suis , sans assigner la forme sous laquelle l'indéterminé est déterminable. Le sujet du cogoto cartésien ne pense pas, il a seulement la possibilité de penser, et se tient stupide au sein de cette possibilité. Il lui manque la forme du déterminable: non pas une spécificité, non pas une forme spécifique informant une matière, non pas une mémoire informant un présent, mais la forme pure et vide du temps. C'est la forme vide du temps qui introduit, qui constitue la Différence dans la pensée, à partir de laquelle elle pense, comme différence de l'indéterminé et de l'indétermination. C'est elle qui répartit, de part et d'autre d'elle même, un Je fêlé par la ligne abstraite, un moi passif issu d'un sans-fond qu'il contemple. C'est elle qui engendre penser dans la pensée, car la pensée ne pense qu'avec la différence, autour de ce point d'effondrement. C'est la différence, ou la forme du déterminable, qui fait fonctionner la pensée, c'est-à-dire la machine entière de l'indéterminé et de la détermination. La théorie de la pensée est comme la peinture, elle a besoin de cette révolution qui la fait passer de la représentation à l'art abstrait; tel est l'objet d'une théorie de la pensée sans image."
Différence et Répétition, PUF, Paris, 1981, p.352-355




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