De la tristesse et de la colère

 

Didier MALGOR

 

Un article du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert me permet à la fois d'inscrire la réflexion que nous allons mener ces deux journées dans un débat actuel sur une crise de l'art et à la fois de rappeler que ce débat sur une crise des valeurs se répète périodiquement.

Epoque : la nôtre/ Tonner contre/ Se plaindre qu'elle n'est pas poétique/ L'appeler "époque de transition - de décadence!"

Le débat sur la crise de l'art et la nullité de l'art contemporain qui dure depuis quelques années n'est bien sûr pas étranger à l'idée de ce colloque. On a parlé de la décadence supposée de l'art, de son absence de sens, de la perte de l'illusion, de son impossibilité à représenter. On a dit qu'il ne faisait qu'exposer, que s'exposer, que faire circuler des signes vides. On a dit aussi que l'art ne pouvait plus que se questionner lui-même, que le sens était à venir, etc. J'utilise comme sujet "on", d'une part, parce que tout cela est déjà dans la rumeur, et d'autre part parce que ces journées n'ont pas été pensées comme défense, comme réponse, mais comme question; il s'agit aussi de s'inclure dans la rumeur.

Et je remercie réellement les participants d'avoir pris le risque de venir parler de "la bêtise et de l'art" sans jeter d'anathèmes, sans penser à un manifeste pour ou contre la bêtise, à avoir accepter de réfléchir sur la manière dont on travaille, dont ils travaillent avec la bêtise. Il ne s'agit donc pas, tout au moins, dans l'idée de ces débats, de désigner la bêtise des autres, certain que "voir la bêtise des autres" n'a pas affranchi pas Bouvard et Pécuchet de la leur. Voir la bêtise n'est pas en sortir. Voir ma bêtise ne m'en libérera pas.

Le terme "bêtise" appelle une définition. En effet, on entend dans le discours critique des termes apparaissent, dans un premier temps, équivalents. On lit "idiotie", "bêtise" et "sottise" chez Clément Rosset. "Non-sens" et "bêtise" chez Gilles Deleuze. "Nullité", "néant" et "insignifiance" chez Jean Baudrillard, "imbécillité", "nullité" et "rien" chez Maurice Blanchot. Les mêmes proximités sont lisibles ailleurs, chez Michel Adam, Nietzsche, Robert Musil, Jean-Luc Nancy, etc.

Puisque nous sommes en pleine indétermination, il me semblé que je devais préciser davantage de quoi je parle quand je parle de bêtise, même si aujourd'hui savoir que je suis bête, plutôt qu'idiot, plutôt que sot ou imbécile m'apporte une très relative satisfaction.

Donc il semble que "bêtise", "stupidité", "idiotie", "imbécillité" semblent appartenir au même champ. Il y a une sorte de vacuité commune, de bornage du sens. Une chose bête ou idiote n'est pas réflexive, il y a quelque chose qui renvoit rien, qui ne renvoit à rien qu'à soi-même. Que faire face à un mur qui est une des images communes de la bêtise? Face à son mur, Clov dans Fin de partie dit: "Je regarde ma lumière qui meurt."

Un autre élément commun à ces termes est qu'il désigne des éléments anormaux, en dehors d'une norme qui n'est pas obligatoirement celle du plus grand nombre. Les dictionnaires du XVII et XVIII, ou l'Encyclopédie sont assez silencieux sur le concept de "bêtise". Dans les dictionnaires de Furetière ou de Richelet, on lit: "bêtise : stupidité, sottise". Dans le Larousse du XIX, "bêtise", "sottise", "idiotie", "imbécillité" et "naïveté" apparaissent équivalents. Pas de définition, des synonymes équivalents. L'indétermination a donc à voir avec la bêtise. Si je tente de sortir des notions et de déterminer, de référencier ces termes, je me rends compte que je peux dire "un imbécile", "un idiot", "un sot", et "une bête". Mais l'expression "une bête" renvoie davantage à la bestialité qu'à la bêtise dont justement les bêtes dans leur spécificité sont protégées. "Bête" fonctionne comme attribut et adjectif c'est-à-dire comme terme qui a besoin d'un nom pour faire acte de référence.

L'adjectif n'ayant pas à proprement parler de définition, la bêtise aurait donc à voir avec l'indéfini, l'absence de contours. Elle serait une sorte de lieu sans limites, bornée par sa seule existence. Lieu sans limites dont des métaphores telles que "boue", "cloaque", "fond", "océan" témoignent. Un plein que rien ne ferme. On ne peut définir ni mesurer une "substance" qui exclut tout rapport puis qu'une mesure est toujours un rapport entre au moins deux choses, et la bêtise n'a de rapport qu'avec soi, avec elle-même.

Il est pourtant un cas où "bête" est substantif, et où la présence de l'adjectif détache le terme de son rapport avec la bestialité en lui donnant une connotation indulgente : il s'agit dans ce cas de "grosse bête", ou de "brave bête". Indulgence et sympathie pour la grosse bêtise, la bourde, l'erreur à rectifier, à corriger. Mais la bêtise dont parle Flaubert n'est pas l'erreur, n'est pas l'envers de la vérité. Quand je reconnais mal, je suis quand même dans une pensée de la reconnaissance où il s'agit de repérer ce qui se répéte. Quand je fais une erreur, j'ai mal compris, mal apprécié, mal mesuré, mais la forme de l'erreur est celle de la vérité. Bien entendu, je pense donc je suis, et quand je me trompe, je suis quand même.

L'erreur n'est pas la bêtise qui n'est l'envers de rien. Comme le mal n'a pas besoin du bien pour exister la bêtise n'a pas besoin de la vérité.

Chez Flaubert la bêtise ne provoque ni indulgence pour ce qui serait une erreur, ni extériorité ou distance ironique. La douleur et la colère de Flaubert face à la bêtise sont liées à la conscience que cette bêtise aurait à voir avec l'altérité, avec ce dont on est fait. La bêtise ne nous est pas extérieure, et n'a rien à voir avec l'idiotie, avec la singularité et l'exception qui ne fait, bien entendu, que confirmer la règle.

On connaît les aventures et mésaventures de Bouvard et de Pécuchet, ces deux copistes qui s'engagent à la fois dans une saisie encyclopédique des connaissances de l'époque , une synthèse des savoirs de l'époque et une répétition des expériences dont ils ont lu descriptions et conclusions dans les 1200 livres qu'ils ont lus, 1200 livres lus, annotés et cités également par Flaubert (puisque la copie de Bouvard et de Pécuchet est la copie de Flaubert). On connaît la suite; les résultats ne sont pas conformes aux théories, la contradiction est indépassable, chaque arpentage d'un savoir produit un sentiment d'échec, puis l'étude d'un autre savoir, puis un nouveau sentiment d'échec. Les deux copistes vont étudier ainsi jardinage, agriculture, arboriculture, chimie, anatomie, physiologie, médecine, diététique, hygiène, cosmologie, géologie, archéologie, mythologie, histoire, littérature, politique, économie, gymnastique, magnétisme, hypnose, philosophie, religion, et éducation.

Les savoirs et les expériences se juxtaposent, défont une totalité que l'encyclopédie supposait et amènent les deux héros à une pratique de copie. Ils achètent des vieux papiers au poids dans une manufacture de papier et les copient. Je rappelle la fin prévue par Flaubert: "Conclusion. - "Qu'allons-nous en faire?"- Pas de réflexion! Copions! Il faut que la plage s'emplisse, que "le monument" se complète.- égalité de tout, du bien et du mal, du Beau et du laid, de l'insignifiant et du caractéristique. Il n'y a de vrai que les phénomènes."

Bien sûr, la bêtise des deux héros est dans leur entêtement à imiter, dans leur impossibilité à différencier, à classer. La bêtise est dans leur maladresse, dans leur impossibilité à dépasser une contradiction ("Souvent deux textes de la même classe qu'ils ont copiés séparément se contrarient, ils les recopient l'un au bout de l'autre sur le même registre."). La bêtise est aussi dans leur incapacité à tirer des enseignements de leurs échecs successifs. Tout cela est évident. Bien sûr, nos deux bonshommes peuvent apparaître également comme des hommes parfaitement humains, "médiocres et sublimes, voués à l'effort et à l'échec" (Blanchot). Etant parfaitement humains, et non pas simplement et définitivement des imbéciles, ils acquièrent, à un moment, une réelle lucidité, une réelle compétence.

"Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. Des choses insignifiantes les attristaient."

Cette lucidité ne provoque de leur part ni ironie, ni silence mais une profonde tristesse. De quelle tristesse s'agit-il? Celle éprouvée par une modernité initiée par Baudelaire, Flaubert et Mallarmé et vouée au ressassement à la fin d'une histoire accomplie et dans un monde qui aurait survécu à son achèvement (je ne parle pas ici de la nostalgie de ceux qui parlent d'origine et donc de légitimité perdue. Je cite Blanchot : "Il n'y a plus d'original, mais une éternelle scintillation où se disperse, dans l'éclat du détour et du retour, l'absence d'origine."). De quelle tristesse parle Flaubert? De celle d'un art conscient de l'émergence du hasard et donc de l'absence d'histoire et condamné de ce fait à la redite. Mais tristesse plus sûrement qui vient d'une perception de la bêtise et de la certitude qu'elle ne nous est plus extérieure : (Je cite Deleuze) : "Peut-être est-ce l'origine de la mélancolie qui pèse sur les plus belles figures de l'homme: le pressentiment d'une hideur propre au visage humain, d'une montée de la bêtise, d'une déformation dans le mal, d'une réflexion dans la folie."

Tristesse et bêtise semble donc liées. La bêtise déssaisit Flaubert de son être et provoque chez lui une immense colère. La bêtise est (je cite Flaubert) "ce quelque chose d'indéfini (qui) vous sépare de votre propre personne et vous rive au non-être."

Lorsqu'on intègre ce "quelque chose d'indéfini", on sort de son être, on est hors de soi. On quitte l'être et on se retrouve "rivé" dit Flaubert? Ce que Flaubert expérimente, c'est l'attraction de la bêtise. De la bêtise qui attache, accroche. Nietzsche parlait, à propos du même sujet, de "pesanteur", de "lourdeur". On parle aussi de "cloaque, de boue, d'océan" chez Flaubert et Renan. "Il est difficile de décrire ce fond, et à la fois la terreur et l'attrait qu'il suscite. Remuer ce fond est l'occupation la plus dangereuse, mais aussi la plus tentante dans les moments de stupeur d'une volonté obtuse", nous dit Deleuze

Sur cette colère, sur cette attraction, je cite la correspondance de Flaubert :

"Nous ne souffrons que d'une chose : la bêtise. Mais elle est formidable et universelle."(1855)

Dès 1852, alors qu'il rédige Madame Bovary, il écrit à propos de ce livre à venir : "J'y attaquerais tout...j'immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, ce sera l'apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante." (...) "Je ne voudrais pas crever avant d'avoir déversé quelques pots de merde sur la tête de mes semblables." (...) "Mon moral est assez bon, parce que je médite un livre où s'exhalera ma colère... je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu'ils m'inspirent." (...) "Bouvard et Pécuchet m'emplissent à tel point que je suis devenu eux! Leur bêtise est mienne, j'en crêve."

Bouvard et Pécuchet (le livre), ce que nous en connaissons (cependant 350 pages devait constituer la préface au Dictionnaire des idées reçues auquel Flaubert travaillait depuis les années 40). Les scénarios et les brouillons éclairent sur ce livre absent. Il aurait été énumération de stéréotypes, de clichés, sottisier. Ce livre qui devait "ahurir le lecteur", "le rendre fou" (je cite Flaubert) et le faire se taire de peur de dire une chose qui se serait trouvée dans le livre est un recensement sans ordonnance autre qu'alphabétique, sans hiérarchie, ne composant pas un système, un monde, mais une déclinaison infinie, une juxtaposition de bribes de discours.

Dans le stéréotype le sujet n'est pas fondé, il est sans lieu, son énonciation n'a pas d'origine, on est dans un on. Et l'interlocuteur est également pris dans ce on dit... Il n'est individualisé, il n'est pas un sujet pensé dans ses différences et particularités. Il est dans un lieu où tout le monde sait que... et donc personne ne peut nier que... Un lieu où on vit malheureusement en trop bonne intelligence avec le même.

Il ne s'agit pas d'une parole dont le sujet se serait absenté mais dont la présence serait inscrite en creux, sujet encore lisible, surtout lisible comme absence.

Il ne s'agit pas d'être parlé par l'autre, par la rumeur, mais de ne plus apparaître comme sujet, de ne pas pouvoir encore penser. Il ne s'agit pas d'absence mais de trop-plein qui empêche pensée et parole. "Je n'attends plus rien de la vie qu'une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir."

Flaubert dans ce moment de la modernité n'est pas celui qui aurait accompli l'effacement, qui aurait compris que l'œuvre est dans son inachèvement, et dans la recherche du lieu de l'autre où personne ne parle plus, où celui qu'on appelle personne parle, où l'écrivain disparaît dans "l'infini de la rumeur", dans l'infini des signifiants.

Je ne parle pas d'un échec. Je veux dire que le travail pour faire advenir "l'absolu de la forme" dont Flaubert parle dans sa correspondance, pour atteindre "l'idée", pour disparaître comme "je" au profit d'une forme absolue, déliée de tout, "un livre sur rien" et sans "attaches extérieures" ne fait advenir que la contingence d'un sujet englué, qui ne peut pas penser, articuler, disposer et qui ne peut qu'éternellement copier, raturer, barbouiller.

S'affranchir du "je infatué", Flaubert l'éprouve sans aucune sérénité, dans une profonde tristesse et colère, Il ne s'agit plus de s'effacer, mais de crever. La question de l'art est toujours qui parle?, et que rencontre-t-on?

. Profonde tristesse et profonde colère de Flaubert parce que l'autre qu'il rencontre, ce qui le parle n'est pas la rumeur infinie du langage, le murmure incessant dont l'auteur serait l'écho mais la bêtise. Et Flaubert choisit de porter et d'incarner la bêtise. Contrairement à Ulysse, il accepte d'entendre ce "chant des sirènes".

"C'est cela qui, dans les choses, constitue la base inconcevable de leur réalité, le reste permanent, qui ne disparaîtra jamais, ce qui est impossible, malgré tous les efforts d'appréhender le réel par l'intelligence et qui reste éternellement au fond. C'est de cette absence d'intelligence qu'a surgi à proprement parler, l'intelligence (...) Pour encourager l'homme à aspirer de toutes ses forces à la lumière, nous ne connaissons, cependant pas de stimulant plus puissant que la conscience de la nuit profonde d'où il a surgi à l'existence."

 

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