Clément Rosset


"Penser la différence est donc affronter la tension, engager sa propre réflexion; c'est plus exactement encore penser au lieu de simplement exister. On change son registre de relation au monde: non plus dans le monde, mais devant le monde; et non pas dans un nouveau confort intellectuel, mais dans une tension qui pèse, juge, évalue cette représentation différenciée du monde. L'existence végétative ne dit rien, car son exigence est transparente pour elle. (...) En situant la bêtise par rapport à la sensibilité, à la différence, nous allons jusqu'au principe de la vie de l'esprit. Le discernement est sensibilité à la nuance, pratique de l'analyse qui sépare et classe. Mais la vie même de l'esprit différencie ce qui est de l'esprit et ce qui est de la nature. L'esprit ne peut élaborer le réel que lorsqu'il est séparé du réel, puis lorsqu'il lui impose ses exigences rationnelles. La pensée ne peut opérer que dans la différence. (...¡ Pour que le réel soit différencié et reconnu comme tel par l'esprit, il faut qu'il entre dans le temps et soit lié à un devenir."La naissance de l'esprit est du domaine de "l'histoire" , écrit Schelling. Dans ce temps, l'esprit doit prendre conscience de ses requêtes propres; il ne doit pas descendre vers le fond, mais tendre vers l'expression de ses possibilités. Le temps est le lieu où l'esprit se manifeste en s'affirmant contre la pesanteur de la facilité, de la sensibilité passive, de ce qu'il est inutile de formuler. La pensée n'est pas tant supression du donné initial que la maîtrise progressive par différenciation de ce donné. (...) Reconnaître par la pensée le principe des individualités, telle est la tâche de la différenciation."
Essai sur la bêtise, Paris, P.U.F, 1975, p. 165-167.



" La réalité est idiote parce qu'elle est solitaire, seule de son espèce (tel est d'ailleurs le privilège de ce qui est, le privilège ontologique, que d'être imitable à merci sans jamais rien imiter soi-même). Il lui suffira donc d'être deux pour cesser d'être idiote, pour devenir susceptible de recevoir un sens. C'est le propre de la métaphysique depuis Platon, que de comprendre le réel grâce à une telle duplication: de doubler l'ici d'un ailleurs, le ceci d'un autre, l'opacité de la chose de son reflet. Rendre au monde unilatéral, pour reprendre l'expression d'Ernst Mach, son complément en miroir. Les objets du monde constitue alors un ensemble incomplet dont la signification apparaîtra avec la série de leurs compléments en miroir. Tous les métaphysiciens proposent effectivement une double série: d'une part la série des choses, d'autre part la série des mêmes choses en miroir, série des images qui figurent la réalité des choses et permettent de les comprendre. Du côté des choses on trouvera, par exemple, la série du sensible (Platon), la série de la matière et des accidents (Aristote), la série du réel apparent (Hegel), la série des " étant " (Heidegger). Du côté du miroir on trouvera, leur correspondant, la série des idées, la série des formes et des essences, la série du réel rationnel, la série de l'être. (...) Interprétation métaphysique, par exemple, celle de Platon dans le Banquet: le monde est incomplet, il y manque au moins une classe d'objets, les objets du désir (c'est-à-dire des voies d'accès à l'id "e et à l'être, au sens platonicien). Ceux-ci ne manquent pas en tant que le désir s'en détourner, mais en tant qu'il font effectivement défaut. Ici, le double intervient. Le désir de l'autre, de l'objet manquant, dès lors qu'on s'assure qu'il est bien désir de quelque chose -" vérité " dont Socrate a de bonnes raisons d'exiger, de la part d'Agathon, un aveu public et solemnel-, ne peut être élucidé que par l'appoint d'une réplique du réel défaillant, que par la thèse d'une insuffisance de la réalité qui, à la priver de son complément et de son miroir, apparaît inexplicable, vouée au non-sens et prisonnière à jamais de son idiotie solitaire. "
Le réel - Traité de l 'idiotie, Paris, Minuit, 1978, p.49-51.


" L'inintelligence s'en tient, si l'on veut, à un constat de non-compréhension: elle ne réussi pas à capter un certain nombre de messages. Elle reste coite, silencieuse. Aucun rapport avec la sottise qui reçoit et emet un nombre infini de messages. La sottise est de nature interventioniste: elle ne consiste pas à mal ou à ne pas déchiffrer, mais à continuellement émettre. Elle parle, elle n'a de cesse d'en " rajouter ". L'intelligence subit, la sottise agit: elle garde toujours l'initiative. L'inintelligence est en retrait, se dérobe à un message auquel elle n'entend rien; la sottise, elle, va toujours de l'avant. L'inintelligence n'est qu'un refus, ou plutôt une impossibilité de participation; la sottise se manifeste, au contraire, par un perpétuel engagement. L'inintelligence ferme des portes: elle signale l'interdiction de certaines voies d'accès à telle ou telle connaissance, retrécissant ainsi le champ de l'expérience. La sottise ouvre à tout: faisant de n'importe quoi un objet d'attention et d'engagement possible, elle fournit de l'occupation pour la vie.
Le Réel et son double, Paris, Minuit, 1977, p.145-146.




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