L'idiotie en art, l'anti-Biathanatos

 

Jean-Yves JOUANNAIS

 

I/ La doctrine du singulier

L'idiotie n'est pas la bêtise, ni la stupidité, pas plus l'imbécillité. Elle est leur contraire. Il s'agit d'apercevoir comment avec l'avènement de la modernité, l'idiotie en art s'est avéré une stratégie d'opposition déclarée à ces figures de la misère intellectuelle.

Si l'idiotie en art, l'idiotie comme pratique et comme éthique, n'a jamais été saisie dans son essence, c'est parce qu'on n'a jamais accepté de voir là où elle se situait effectivement. Un certain souci puritain et un attachement fétichiste à une noblesse du fait artistique n'ont eu de cesse de contrarier un point de vue objectif. On a voulu faire de l'idiotie, qui de fait n'est pas une catégorie esthétique, une marge de l'histoire de l'art moderne, une manière d'écume incohérente, distrayante, gratuite, autour d'une tradition qui n'aurait jamais cessé d'être la noble généalogie de monuments définitifs et de chefs-d'œuvre intimidants. L'art comme preuve sans cesse relancée du génie de l'homme. Selon cette acception, les Incohérents, Ubu roi, Alphonse Allais, Erik Satie, le Paludes du jeune André Gide, le versant Almanach Vermot de l'œuvre de Marcel Duchamp, les Monstres et les Transparences de Francis Picabia, la pensée Bul, théorisée entre 1955 et 85 par Pol Bury et André Balthazar (Daily Bul : "Quoique vous fassiez vous êtes ridicule !" ; "Il est temps de déculotter la dignité."), Dada bien sûr, mais encore la Période vache de René Magritte, les Régressions de Gérard Gasiorowski et une part importante de l'art contemporain, tout cela serait censé constituer une espèce de pègre parasitaire, de frange excédentaire au travail du Génie. Il s'agira de montrer que cette marge n'est rien moins qu'un cœur, que l'idiotie n'a jamais constitué la lie ou le rebut spectaculaire de la modernité mais son moteur et son esprit même. Si l'on admet que le mouvement Dada fut moderne, il faudrait pouvoir accepter qu'il incarne la modernité même, ce qui devrait pouvoir signifier qu'il ne l'illustre ni exhaustivement ni idéalement, mais qu'une même substance les apparente. Et que cette modernité ne fait donc pas de l'idiotie ses atours décoratifs et folkloriques mais le nerf de ses élans idéologiques.

Richard Huelsenbeck : "Dada est idiot. Le véritable dadaïste, il rit, il rit." (premier manifeste dada écrit par Huelsenbeck, lu par lui à la soirée-Conférence du 12 avril 1918, à Berlin).

Autre tract-manifeste, celui du 12 janvier 1921 diffusé à Paris, Dada soulève tout : "(...) Les imitateurs de DADA veulent vous présenter DADA sous une forme artistique qu'il n'a jamais eue - Citoyens on vous présente aujourd'hui sous une forme pornographique, un esprit vulgaire et baroque qui n'est pas L'IDIOTIE PURE réclamée par DADA - MAIS LE DOGMATISME ET L'IMBÉCILLITÉ PRÉTENTIEUSE."

S'il fut tenu en marge du mouvement berlinois, Kurt Schwitters n'en montra pas moins une disposition d'esprit similaire en déclarant : "Je suis bourgeois et idiot." L'idiotie est opposée à la prétention, à ce qui s'efforce de faire accroire à de la profondeur là où il n'y a que du sérieux, la prétention qui n'est pas tant l'utilisation performante de l'intelligence qu'un usage de la culture à des fins d'intimidation.

"Idiotie" est tout simplement le terme le plus opérant pour décrire le corps et le corpus de la modernité. C'est Clément Rosset, dans son essai Le Réel, traité de l'idiotie, qui nous permet une explication. Invoquant l'étymologie du mot, il écrit : "Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique (...). Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu'elles n'existent qu'en elles-mêmes (1)." On saisit en quoi l'idiotie, selon cette première acception, concerne la modernité en art, cette tradition de la rupture, pour reprendre une expression consacrée, au sein de laquelle la stratégie du nouveau s'avère nécessaire et suffisante. Il faut y paraître singulier, y imposer une signature qui ne puisse entraîner ni contestation ni confusion. Les formes déclinées par l'artiste tendent à une signalétique personnelle, une héraldique : outils stylistiques forgés en somme à des fins d'autopropagande et d'autoproclamation. L'artiste moderne, personnage emblématique, est le concepteur et le serviteur de ses propre armoiries. Le seul, ou le principal argument dont il puisse se prévaloir pour intégrer la postérité de son art est donc la nouveauté, l'inédit. La nécessité d'une rupture incessament reconduite fera d'un mot d'ordre tel que "Faire du nouveau" l'argument de sa tradition paradoxale. Baudelaire - conclusion de son Salon de 1845 - en appelait à l'"avènement du neuf". Ezra Pound : "Make it new". Il est troublant que ce principe que Valéry appelait superstition fut en effet la simple inversion de la doctrine de l'Église : Non nova, sed nove (Non du nouveau, mais de nouveau). L'idiotie, du point de vue de l'objet d'art, signifie donc simplement qu'anonymat et tradition sont devenues des conditions intenables pour le créateur, que seuls l'unicité, l'inédit de sa voix pourront valider sa signature. Laquelle signature connaît à son âge moderne, comme le remarquait déjà André Chastel, non pas tant son invention que sa normalisation (2). Ce que cet âge impose en revanche c'est donc une équivalence entre originalité et idiotie : conception d'objets et de comportements qui n'ont jamais eu cours avant eux-mêmes, qui ne se connaissent pas de double et à qui la duplication se voit de fait interdite.

 

II/ Les autoportraits infamants

Au-delà de cette donnée linguistique, objective, une question se pose. Pourquoi faudrait-il que l'artiste superpose à la nécessaire idiotie de son œuvre, un comportement explicitement idiot ? En plus d'être idiot, de fait, tel que représenté par son œuvre, l'artiste fait de surcroît l'idiot. C'est-à-dire qu'en écho à l'idiotie la plus fidèle à son étymologie, celle du fait singulier, sans modèle et dépourvu de généalogie, le créateur se complaît dans l'interprétation, en son nom propre, du sens second du terme, le plus commun, qui en est venu à désigner le manque d'intelligence, de bon sens et est susceptible de commenter les expériences de déraison les plus diverses, pathologies comprises. Clément Rosset s'est également penché sur le saut quantique du vocable, l'idiot devenant "par une extension sémantique dont la signification philosophique est de grande portée une personne dénuée d'intelligence, un être dépourvu de raison (1)." Ainsi Bouvard, ainsi Pécuchet, l'idiot dostoïevskien comme Bartleby, le Benjy du Bruit et la fureur ne sont-ils pas exactement des créations modernes, mais plus crûment la projection exacte du statut moderne du créateur. Pour l'idiot, nulle expérience ne vaut comme leçon. Ou bien cette leçon ne doit pas être apprise, l'habitude ne recélant aucune vertu didactique. De singulier, "idiôtès" a fini par désigner celui qui, ignorant d'une pratique, se montrait ignorant de se techniques ou prenait systématiquement le parti de l'approximation et donc de la réinvention. En cela l'art moderne aura développé et mis en pratique une véritable poétique de l'incompétence.

D'où la possibilité de raconter l'histoire artistique de ce siècle comme l'on visiterait une galerie d'autoportraits d'artistes en idiot, autrement appelés "Autoportraits infamants". Référence est faite ici à une tradition non pas artistique mais judiciaire fortement ancrée dans l'histoire sociale italienne du 13e au 16e siècle. La peinture infamante consistait à "frapper l'individu dans sa dignité et son honneur, (à) l'exposer pour un temps plu ou moins long à la dérision et au mépris de la communauté (3)" au moyen d'un portrait peint sur un édifice public où le traître à la cité, le banqueroutier, le meurtrier étaient représentés dans des postures avilisantes. Il ne nous reste que peu d'exemples de ces peintures, lesquelles ont pourtant, par décision de justice, recouvert durant trois siècles les murs et les portes de Parme, Bologne, Florence, Padoue ou Rome. Ce type de production picturale a été essentiellement étudié par les historiens d'art, qui se sont intéressés aux moments où de grands peintres des 15e et 16e siècles s'y adonnèrent : Andrea del Castagno, Botticelli, Andrea del Sarto. Moments qui, paradoxalement, correspondent à la période d'affaiblissement et de disparition de la pratique en question. On estime que le dernier cas d'application de la peine date de 1537, à Florence, lorsqu'"on peignit à la forteresse, comme traître, pendu par un pied la tête en bas, Lorenzino de Médicis, coupable (...) d'avoir assassiné son cousin Alexandre (3)", duc de Florence. Etonnante conclusion omise par Musset, où l'on voit Lorenzaccio s'avilir, contraindre sa nature à l'ignominie et à l'impureté afin d'approcher son cousin pour le tuer et finir voué aux gémonies par voie d'effigie infamante. Parce que ces images ont convoqué tour à tour l'historien de l'art et l'historien des mentalités, ont suscité un commentaire de leur place dans la tradition picturale comme une analyse de leur fonction psychosociologique, elles forment une trame épistémologique très discutable mais pratique sur quoi se lisent convenablement d'autres images de la singularité, autoproclamée quant à elle, celle de l'idiotie artistique en place de la punition infamante. L'étude comparative de ces deux sources bénéficierait comme seule caution de l'expérience critique menée par Aby Warburg. Ou comment, acharné à inventer une discipline qui serait, à l'exemple de sa fameuse bibliothèque, "une collection de documents concernant la psychologie de l'expression humaine (4)", Warburg a en effet rendu possible cette "iconologie de l'intervalle" qu'il appelait de ses vœux dans une note de 1929. La singularisation punitive du piloris éclaire ce que l'idiotie moderne impose, ou suggère, à l'artiste en termes de comportements déviants. Et l'on songe à la grande majorité des artistes américains travaillant sur la côte ouest depuis les années 60, tradition transmise à la plus jeune génération par les figures devenues mythiques de Paul McCarthy, Raymond Pettibon et Mike Kelley. On songe également à l'histoire éminemment, hautement idiote de l'extrême modernité belge, avec Jacques Charlier, Jacques Lizène qui se présente comme "artiste de la médiocrité, petit maître liégeois de la seconde moitié du 20e siècle" ou les autoportraits à la charcuterie du jeune Monsieur Delmotte.

Ces autoreprésentations infamantes rendent mieux visible le lien entre idiotie et infamie, où "infamie" doit être entendue également au plus près de ses sources étymologiques, désignant par là-même tout ce qui est contraire à la fama, c'est-à-dire contrariant jusqu'à la négation, la renommée, la notoriété, l'accroissement du nom.

 

III/ Contrefaire l'insensé

"L'œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés."

Stéphane Mallarmé, "Variations sur un sujet", in La Revue blanche, La Pléiade, Paris, 1945

Ces représentations non-héroïques s'opposent explicitement à une mythologie moderniste qui a trouvé tardivement son expression la plus décisive, mais aussi la plus saturnienne, sous la plume de Maurice Blanchot. Complaisant quant au pari hégélien que l'art serait "pour nous chose passée", amoureux des perspectives mallarméennes d'où l'on voit clairement l'auteur s'absenter de l'œuvre, Blanchot en vient à penser à son tour que le Livre "a lieu tout seul : fait, étant (5)". Surtout, "la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est sa disparition (5)".

Le Livre à venir s'ouvre par le chant des Sirènes, qui n'est pas un chant, simplement sa promesse et qui invite à l'abîme, "à y disparaître". "Qu'arriverait-il (...) si Homère n'avait pouvoir de raconter que dans la mesure où, sous le nom d'Ulysse, un Ulysse libre d'entraves quoique fixé, il va vers ce lieu d'où le pouvoir de parler et de raconter semble lui être promis, à condition qu'il y disparaisse (4)?" Mais Ulysse ne disparaît pas, il reste à la surface et pour ne pas plonger se fait attacher au mât du navire. Et ce qui trouble c'est la manière dont Blanchot décrit l'apparence, l'attitude du héros subissant et savourant le chant des profondeurs : il se contorsionne "ridiculement, avec des grimaces d'extase dans le vide (4)." Ulysse n'accepte pas de disparaître et se retrouve se donnant en spectacle, ridicule et idiot.

A l'image d'Ulysse préférant la mesquinerie et le ridicule de son stratagème à l'héroïsme et au définitif du plongeon, l'artiste moderne souvent demeure sur le pont, ou s'il plonge c'est pour effectuer un plat, par manque de technique ou par absence de fond.

Huysmans : "Se sentant un vrai talent que devaient apprécier les artistes et honnir les bourgeois, il s'était jeté, tête baissée, dans le marécage des lettres. Il n'y avait malheureusement pas un pied d'eau à l'endroit où il avait plongé ; il se meurtrit si violemment sur les pierres du fond qu'il se releva découragé avant que d'avoir tenté de gagner le large (6)." Burlesque, involontaire ici, subi jusqu'à la honte, de ce saut dans l'art à quoi se voit refuser toute profondeur. Il s'agissait de gagner le large, de disparaître derrière l'horizon, et l'on est contraint de se relever, de se redéployer, de réintégrer la plus commune des visibilités. L'idiotie, encore une fois ici non revendiquée mais subie, coïncide avec l'impossibilité de disparaître dans l'œuvre, de suivre les sirènes, d'accéder à l'absence par transsubstantiation de l'être en nom, en l'espèce d'une signature.

L'Ulysse gesticulant, narguant son destin et la puissance des mythes au sein du mythe est ainsi lointain cousin de l'artiste avorté de Huysmans, pour sa part aspirant au plongeon mais condamné à la surface et au sketch grotesque de son fiasco. L'idiotie en art, idiotie volontaire celle-ci, revendiquée, instrumentalisée, sera une manière de résister à la disparition, c'est-à-dire de mettre en doute l'hypothèse blanchotienne de ce que cette disparition promettrait. Face aux modèles christiques et prométhéens qui ont tant servi pour peindre le destin des artistes modernes, face aux figures des sacrifiés, il y a donc, alternative compromettante, Ulysse attaché à son mât, se contorsionnant stupidement, refusant de plonger au prix de l'idiotie. Ce jeu de l'idiotie n'est d'ailleurs pas nouveau pour le fils de Laerte. A une autre occasion au moins cette contrefaçon de l'incohérence coincida avec sa crainte de plonger, dans la guerre en l'occurrence. Il n'y avait alors que peu de temps qu'il était marié à Pénélope, lorsqu'il fut question de la guerre de Troie. L'amour qu'il éprouvait pour sa jeune épouse lui fit inventer divers moyens pour s'exempter de cette campagne. Il imagina en particulier de mimer l'insensé ; et, pour faire croire qu'il avait l'esprit aliéné,il s'avisa de labourer le sable sur le bord de la mer, avec deux bêtes de différente espèce, et d'y semer du sel. Mais Palamède, roi de l'île d'Eubée, découvrit la feinte en mettant le petit Télémaque sur la ligne du sillon. Ulysse, ne voulant pas blesser son fils, leva le soc de la charrue, et fit connaître par là que son idiotie n'était que simulée.

 

IV/ Voir ou non la disparition

L'œuvre, de fait, est condamnée à l'idiotie pour exister comme moderne. Il lui faut ne jamais avoir existé avant elle-même, ne pas se connaître de lignée, de généalogie. Pour reprendre les exemples envisagés par Blanchot, les œuvres de Kafka, Mallarmé, Valéry, Flaubert sont entrées dans l'histoire de leur art du fait de cette idiotie primordiale, grâce à elle qui est la forme particulière et nécessaire de leur génie. Et leurs auteurs ont vécu et vu leur disparition en elles. Ce ne pouvait être, à chaque fois, selon Blanchot, qu'une forme particulière du suicide.

De Kafka à Kafka : Maurice Blanchot s'entretient avec un Kafka qui ne peut deviner encore qui il sera, un jeune homme qui n'est pas en mesure d'imaginer qu'une Métamorphose va produire sa disparition. L'artiste : un sujet qui n'existait pas, n'en cesse pas moins d'exister au profit du chef-d'œuvre. "Voir la disparition". Voir la disparition, la sienne propre, et en être la volonté et la cause, telle est en effet la formule que Blanchot propose de l'expérience littéraire.

Quelque chose approchant l'hypothèse théologique, jugée pour le moins hérétique, que John Donne (1572-1631) avance dans son Biathanatos publié en 1644, treize ans après la mort du poète. Ce traité est connu comme étant la première apologie chrétienne du suicide. Mais surtout, John Donne, afin de conforter sa théorie, y développe l'idée que le Christ s'est donné la mort. Il s'appuie en cela sur des passages de l'écriture, dont le verset : "Personne ne m'ôte la vie, je la donne." (Jean, X, 18)

Et Borges de commenter : "Avant qu'Adam n'eût été formé de la poussière de la terre, avant que le firmament ne séparât les eaux d'avec les eaux, le Père savait déjà que le Fils devait mourir sur la croix, et il créa la terre et les cieux pour servir de théâtre à cette mort future. Le Christ, selon la suggestion de Donne, est mort de mort volontaire, et cela veut dire que les éléments, le monde et les générations des hommes, et l'Egypte et Rome, et Babylone et Juda furent tirés du néant pour le détruire. Peut-être le fer fut-il créé pour les clous, et les épines pour la couronne de dérision, et le sang et l'eau pour la blessure. Telle est l'idée baroque qu'on entrevoit derrière le Biathanatos : celle d'un Dieu qui édifie l'univers pour édifier son gibet (7)."

Borges, avec sa faculté toute particulière d'éclairer les problématiques littéraires par une source théologique, facilite cette superposition de la construction spéculaire mise en œuvre par Blanchot et l'hypothèse du suicide divin selon Donne. L'œuvre d'art comme l'autre création, celle de Dieu, n'importeraient guère sous leur forme physique, mais existeraient sous l'espèce d'un prétexte, prétexte d'un lieu effectivement, mais lieu théâtral et de convention où doivent s'opérer le sacrifice. Un décor en somme, ou un accessoire.

La modernité a suscité, et complaisament conforté ces lectures blanchotiennes, mélancoliques et saturniennes.

La décision d'idiotie, dont l'argument le plus radical, ou le plus burlesque, est l'absence d'œuvres, la non-production, semble alors clairement motivée par un principe de contradiction. Le parti pris idiot de ne pas créer d'œuvre-monde pour y disparaître suppose qu'est préférée l'option de ne rien créer d'autre que sa vie dans le monde, sans œuvre. Jacques Vaché, Arthur Cravan, Roberto Bazlen, Joseph Joubert ont ainsi contourné la nécessité de l'œuvre.

Lorsque l'œuvre en vient néanmoins à exister, la mise en avant de l'artiste lui-même, de sa figure, dans une œuvre certes, mais dont l'esprit est idiot, déconsidère ce que l'art recèle encore de sacré. Ainsi résistent certains artistes à leur propre disparition dans l'œuvre.

Ce sont, en 1974, les autoportraits burlesques et pathétiques de Gérard Gasiorowski agrémentés de légendes, dont celle-ci : "Avec quelque part un je ne sais quoi de profondément idiot." Ou Gasiorowski encore mimant l'artiste blessé, singeant une espèce d'Apollinaire trépanné en chemise de nuit trop courte. C'est la Période vache de Magritte, une trentaine de toiles qui récusent l'idée que les surréalistes parisiens se faisaient de lui et qui lui valent, à ainsi faire l'idiot, cette fameuse menace de Eluard sur le livre d'or de la galerie du Faubourg : "Rira bien qui rira le dernier". C'est toute l'œuvre de Martin Kippenberger ou celle de Roman Signer.

C'est aussi ces cas limites où l'artiste, tant il se refuse à l'immersion dans son œuvre, s'oppose à elle, la conteste, ou du moins, tel Ulysse narguant les sirènes, rit à ses dépens, s'invente des distances. Le cas le plus connu est évidemment celui d'Erik Satie interrompant l'interprétation de ses œuvres, conseillant au public d'aller faire autre chose de plus intéressant. Il y eut encore Charles Lamb, cet ami de De Quincey et de Coleridge qui compta parmi les auteurs les plus importants du romantisme anglais. Charles Lamb, auteur des Essais d'Elia qui parurent en volume en 1823 fit également jouer, l'année précédente, sa première pièce de théâtre. La représentation fut un échec cuisant et, le premier dans la salle, l'auteur hua sa propre pièce. Ou l'œuvre n'est plus un destin où l'on doive s'engouffrer, mais un extérieur, une péripétie qui peut être grave sans que l'on désire y demeurer attaché.

Ces cas d'idiotie ne concernent pas le burlesque, lequel vise à distraire. Ou s'il s'agit de distraction, celle-ci n'est pas tant destinée à autrui que concernée par le sujet et l'intuition qu'il a de son statut d'artiste. Le verbe distraire s'entendrait alors selon deux acceptions selon qu'il regarde le spectateur ou l'artiste. Là où l'artiste s'essaye à dissuader son destin, c'est-à-dire littéralement à retrancher, à détourner sa vie de ce que lui promet l'art, le spectateur veut voir la distraction au sens d'amusement, de récréation.

 

V/ Un plongeur d'Acapulco capricieux

Guy Debord, avec Panégyrique, atteint la crispation optimale où la résistance des matériaux du fictif et du réel s'éprouve. Debord annonce plus qu'un livre, il cherche la note qui placera l'œuvre en correspondance évidente, c'est-à-dire indiscutable, avec les cathédrales de mots qui d'époque en époque, de Saint Simon à Chateaubriand - le premier "écrivant à la diable pour l'immortalité" selon les mots du second qui fit de même -, ont su statufier leur auteur à l'échelle de leur siècle.

"Toute ma vie, je n'ai vu que des temps troublés, d'extrêmes déchirements dans la société, et d'immenses destructions ; j'ai pris part à ces troubles (8)." S'il prétend former une entreprise, l'auteur assène cette incroyable prétention qu'il s'agira pour lui non pas tant de rendre compte de l'époque mais de faire saisir en quoi celle-ci serait dépourvue de sens, intraduisible hors Guy Debord, sa personne. Non pas qu'il puisse nous aider à en pénétrer les arcanes tel un guide bien informé mais parce qu'il fut lui-même cette époque, l'incarnant et la faisant dans le temps même de son projet révolutionnaire. Le projet de l'œuvre tel qu'il s'énonce est immense et son auteur se hisse fort haut pour en placer la tonalité : quelque chose comme les derniers feux du romantisme à une époque très tardive où le lyrisme n'est plus l'affaire que de quelques chanteurs de variétés. Or la hauteur n'est pas ici motivée par la crainte du ridicule mais, on va le voir, par le désir d'idiotie. Tel un plongeur d'Acapulco capricieux, l'auteur Debord, de sa hauteur, nettement en surplomb, ne plongera pas. Panégyrique ne se construira pas, tout dans l'esbrouffe de son annonce, son auteur en épuisera cyniquement l'élan en quatre-vingt courtes pages.

Centrale, il y a l'ivrognerie. C'est là, en quelques pages superbes et complaisantes, l'aveu le plus direct de cette expérience de l'idiotie.

Guy Debord nous propose à lire la chronique sulfureuse d'un temps bouleversé. En fait d'œuvre nous avons droit à la confession de l'auteur révélant ou confirmant sa passion pour l'ivresse, laquelle passion est cause de l'absence d'œuvre : "On conçoit que tout cela m'a laissé bien peu de temps pour écrire, et c'est justement ce qui convient : l'écriture doit rester rare, puisque avant de trouver l'excellent il faut avoir bu longtemps (7)." Tant de rodomontades finissant dans un ricanement qui se veut explicitement idiot et qui en rajoute dans l'infamie, histoire de défaire davantage ce qui se donnait comme infaillible crédibilité : "Je suis d'ailleurs un peu surpris, moi qui ai dû lire si fréquemment, à mon propos, les plus extravagantes calomnies ou de très injustes critiques, de voir qu'en somme trente ans, et davantage, se sont écoulés sans que jamais un mécontent ne fasse état de mon ivrognerie comme d'un argument, au moins implicite, contre mes idées scandaleuses ; à la seule exception, d'ailleurs tardive, d'un écrit de quelques jeunes drogués en Angleterre, qui révélait vers 1980 que j'étais désormais abruti par l'alcool, et que j'avais donc cessé de nuire (7)." Ainsi Panégyrique se dément-il de manière burlesque. Un homme dangereux va vous révéler la trame ésotérique d'une époque. Un livre sera la trace de ce témoignage historique. En fait l'homme en question est un ivrogne qui ne sait parler que de lui. Il ne reste plus que Guy Debord en Ulysse mâtiné de Diogène, attaché à son mât, sans œuvre afin de ne pas y disparaître. Les plans aveugles, noirs ou blancs, de ses films, témoignent à leur manière de cette décision de n'envisager la création qu'avec parcimonie. Donner trop d'images pourrait faire oublier que l'auteur n'en donne point de sa personne. Publicité paradoxale de Debord installant plus crucialement son nom au cœur d'une œuvre qu'il ne commet pas et d'une image qu'il ne met pas en circulation.

 

 

VII/ De qui se moquer ?

"Katrine : Je suis revenue pour faire la débile.

Stoffer : Tu peux rester alors. Si t'es sincèrement revenue pour faire la débile... il y a une place pour toi."

Lars von Trier, Les Idiots, scène 15

Avec Les Idiots qui ne vaut que parce que le pari de l'idiotie y est tenté tant du point de vue de la réalisation que des personnages eux-mêmes, Lars von Trier signe une œuvre majeure qui répond en quelque sorte à Bouvard et Pécuchet et boucle un siècle d'idiotie. Or Lars von Trier, converti à la religion catholique, en vient à l'idiotie à l'issue d'un parcours qui l'a mené de l'inhumaine culpabilité allemande et de la collaboration implicite, pleutre, de l'Europe entière (Europa) à l'hypothèse mêlée de mysticisme ou de superstition d'une rédemption possible (Breaking the Waves). Breaking the Waves examinait avec inquiétude - une inquiétude que révélait davantage les belles et niaises cartes postales aspirant à communiquer quelque certitude quant à l'harmonie de la Création et à la possibilité statistique du Bien - ce que pouvait valoir en termes de sacrifice le poids des péchés du genre humain.

Avec son dernier film, seule l'idiotie semble pouvoir répondre à cette lancinante question du créateur quant aux conditions d'une subversion qui ne comprometterait pas la rédemption. Or l'idiotie mêle dans sa gloire dérisoire le rachat du Christ et l'infamie de Judas. Jouer l'idiot c'est pratiquer ce suicide particulier de l'amour propre, c'est abolir la construction intellectuelle à quoi l'on fait servir tous nos moyens afin d'exister socialement. Certes l'idiot également se distingue. Mais le handicap fait entendre différemment un célèbre incipit de la littérature classique : Omnis homines qui sese student praestare... ("Tous les hommes qui s'appliquent à se distinguer..." Salluste), quelle que soit leur naissance ou leur ambition : politique, militaire, artistique, littéraire.

Et c'est bien évidemment en idiot que Lars von Trier filme ses Idiots. C'est-à-dire non pas tant en sacrifiant son intelligence qu'en trahissant son art.

Quant aux idiots eux-mêmes, troublantes réincarnations de l'Ulysse aux sirènes, c'est à plusieurs reprises qu'ils se retrouvent dans le film au bord d'une piscine, attirés par l'eau, effrayés par elle. Dans la vie civile, ils sont commerciaux, professeurs, médecins... En fait, ils sont tous artistes, ou révolutionnaires, et c'est au bord de la piscine, dans l'hésitation du plongeon qu'ils testent leur passion. Même une fois dans l'eau, comme dans la scène 17, les idiots manifestent une peur panique de la profondeur, de l'immersion. Le scénario de Lars von Trier indique : "Tout se passe normalement dans la piscine quand Henrik surgit soudain dans l'eau, entre les nageurs. Il porte quatre bouées en liège, des ailettes et deux planches. Les gens le regardent. Il nage dans la partie la moins profonde du bassin, l'air effrayé. Les autres poussent des cris en sautillant au bord de la piscine (9)."

 

 

C'est autour de cette figure - comme l'on désigne une épreuve sportive imposée - du plongeon et de la disparition qu'il implique mécaniquement, que nous avons esquissé deux trajectoires antithétiques de l'artiste moderne : d'une part le pari blanchotien, grave et aux connotations suicidaires, de l'œuvre comme forme et rituel de l'oblation ; d'autre part le parti pris de l'idiotie, option à la fois vivante et malheureuse propre à une époque où, par convention, on a décidé de ne plus prendre quelques lamentins en haute mer pour un banc de sirènes.

Et pourtant il s'agirait de s'interroger plus avant sur ce que ces deux options, l'artiste-Christ et l'artiste-Ulysse, celui du sacrifice de soi et celui du spectacle de lui-même, pourraient avoir de faussement contradictoires.

Dans la tradition moderne qui a voulu voir l'artiste comme un christ, certains n'ont choisi du Christ que l'idiotie pour mieux défaire dans l'absence de sacrifice cette aura qu'ils jugeaient fausse. Le Biathanatos suggère cela aussi que le Messie n'est rien tant que son sacrifice ne l'enlève pas à sa part humaine. Cette part humaine et cette part divine qui constituent en effet le Christ en idiot, idiot exigeant et parfait que ne peuvent être à ce point l'homme qui n'est singulier que dans la masse de son espèce ni Dieu qui est tout dans la totalité de son éternité. Rappelons que c'est de n'avoir pu dépeindre un Christ que Dostoievski donnera la vie au prince Mychkine. Rappelons encore que selon l'incontournable Histoire de la caricature antique et moderne (1866) de Champfleury, la première caricature identifiable comme telle serait un dessin à la craie retrouvée dans une catacombe romaine représentant un Christ grotesque à tête d'âne. C'est du haut de cette idiotie idéale que le Sauveur en appelle aux bienheureux. Dans le Sermon sur la montagne tel que Saint Matthieu le relate, il est dit qui ils sont justement : "ce sont les doux, les affligés, les affamés de justice, les miséricordieux, les cœurs purs, les artisans de la paix, les persécutés pour la justice." Mais en tout premier lieu, devant tous, sont appelés les "pauvres en esprit". Image saisissante que celle de l'Homme-Dieu dans l'idiotie parfaite de sa nature incomparable, acquiescant à l'hécatombe pour sauver d'autres créateurs, lesquels, cessant quant à eux de se prendre pour des Christ, s'adonneront à l'idiotie imparfaite, c'est-à-dire lucide et triste, burlesque et profonde, simplement humaine, des temps modernes.

 

(1) Le Réel, traité de l'idiotie, éditions de Minuit, Paris, 1977

(2) Revue de l'art n°26, 1974

(3) Gherardo Ortalli, La Peinture infamante du XIIIe au XVIe siècle, Gérard Monfort éditeur, Paris, 1995

(4) E. H. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, Londres, 1970

(5) Maurice Blanchot, Le Livre à venir, éditions Gallimard, Paris,1959

(6) J.-K. Huysmans, Marthe, Jean Gay éditeur, Bruxelles, 1876

(7) Jorge Luis Borges,"Le Biathanatos" in Enquêtes, éditions Gallimard, Paris, 1957

(8) Guy Debord, Panégyrique, éditions Gérard Lebovici, Paris, 1989

(9) Les Idiots, journal intime & scénario, Alpha Bleue/Les Films du Losange/Liberator Productions, 1998


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